Compression salariale, suite et pas fin ?

Parmi les règles du jeu du capitalisme, figure celle qui veut que les actionnaires aient à absorber la plus grande part des effets de la volatilité de la conjoncture. Certes, les travailleurs sont aussi concernés par les aléas économiques, en termes de pertes d’emploi ou de contraction des primes de fin d’année, mais les fluctuations de la masse salariale sont a priori moindres que celle des profits des entreprises. Que les dividendes fassent l’objet d’un lissage intertemporel ne change pas la donne, ceux-ci n’étant que la face émergée du revenu des actionnaires. En d’autres termes, quand cela va bien, les bénéfices augmentent plus vite que le revenu de travail, et quand cela va mal, ils baissent davantage. De la sorte, les actionnaires jouent un rôle d’amortisseur, qui est bienvenu. En effet, ils sont en moyenne plus à même d’encaisser les coups durs financiers.

Ce trait fondamental de l’économie de marché n’est pas incompatible avec l’observation empirique connue sous le nom de courbe de Phillips. Selon celle-ci, quand l’économie va bien et que le taux de chômage est bas, les travailleurs obtiennent des augmentations de salaires élevées, et quand le chômage est répandu, ils sont dans un rapport de force défavorable. Donc, quand les choses vont bien, les salaires augmentent et les profits encore plus et en période de récession, les salaires stagnent, voire se contractent, et les profits souffrent encore davantage.

Aujourd’hui, on semble bien éloigné de cette double réalité, et on se rapprocherait d’une transposition à la macroéconomie de cette superbe définition du football, selon laquelle il s’agit d’un « sport où s’affrontent deux équipes de 11 joueurs et où, à la fin, l’Allemagne gagne ». Ainsi, le capitalisme serait « ce qui unit les moyens des actionnaires et des travailleurs, et à la fin, qu’il neige ou qu’il fasse grand bleu, la part qui revient aux premiers augmente ». On avait déjà observé, sur plusieurs décennies maintenant, une tendance à la hausse de la part des profits dans le revenu national, au détriment de la part du facteur travail, et cela aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, dans une réalité bien éloignée des effets de ruissellement promis. Et le constat sur les trois dernières années (2020-2022), pourtant globalement difficiles sur le plan économique, n’a fait que confirmer le caractère robuste (ou « résilient ») des bénéfices des entreprises. C’est particulièrement vrai pour les entreprises cotées en bourse, avec le biais de taille qui est le leur, mais c’est aussi valable au départ de données de comptabilité macroéconomique regroupant l’ensemble des entreprises, grandes et petites, cotées et non cotées.

En apparence, il y aurait tout lieu de se réjouir que le revenu du capital résiste aux crises, ne serait-ce que si les profits ont pour effet de faciliter le financement de l’investissement, mais on ne peut passer sous silence le coût non seulement en termes de cohésion sociale mais aussi d’efficacité du système d’un abandon du rôle historique de tampon, ou de coussin, dévolu aux bénéfices des entreprises. Au-delà, il faut se demander ce qui explique ce changement de paradigme. Différents facteurs explicatifs apparaissent. Limitons-nous ici à en évoquer deux.

Une première raison de la compression salariale est la baisse de l’intensité concurrentielle, et l’accroissement du « pricing power » des entreprises, sachant, bien entendu, qu’entre la PME au coin de la rue et le mastodonte de la bourse, il y a des différences. Qu’il s’agisse du rachat de concurrents, de technologies permettant au gagnant d’emporter la grande part du gâteau (« the winner takes all ») ou d’actionnariat commun entre entreprises concurrentes (du fait notamment de l’investissement passif ou indexé), le manque de concurrence fait gonfler la part des bénéfices.

Une autre raison, de grande importance, de la compression salariale est la perte de pouvoir de négociation des travailleurs. Cela tient à la perte d’influence des syndicats, à la fragmentation du marché du travail, à la flexibilisation de l’emploi et à la mise en concurrence des travailleurs entre eux, et notamment par-delà les frontières, une mise en concurrence que la « digitalisation » de l’économie facilite grandement.

Hormis exceptions, dont la Belgique du fait de l’indexation automatique, les salaires ont augmenté sensiblement moins vite que les prix à la consommation, et cela alors que nous connaissons des taux de chômage particulièrement bas, et que les bénéfices des entreprises se portent bien. Ceci interroge le macroéconomiste. Au-delà, cela questionne les fondements du système capitaliste, où la hauteur de la rémunération du capital est justifiée comme étant le pendant de la prise de risque des actionnaires et de la volatilité de leur patrimoine.


Cette chronique est également parue dans l'Echo.

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