Paul Otlet (1868-1944), visionnaire des écosystèmes d’informations

À la fin du XIXe siècle, le belge Paul Otlet conçoit une technologie d’information d’un genre nouveau, composé de deux sous-systèmes, assemblés de manière à pouvoir accéder à des données archivées et en créer de nouvelles. Cet écosystème, constitué d’une part par la Classification Décimale Universelle (C.D.U.) et un système d’écriture monographique, et d’autre part de fiches classées dans des meubles standardisés, annonce l’apparition des hyperliens de la technologie actuelle.
Bien que, pendant les 40 premières années du siècle passé, Paul Otlet fut une figure marquante du monde intellectuel belge, proche de la Couronne, du monde politique et des milieux d’affaires, il est tombé dans l’oubli dès après la Seconde Guerre mondiale.
Otlet est sorti de l’ombre grâce à Warden Boyd Rayward un chercheur australien, auteur d’une biographie parue aux éditions de la FID à Moscou en 1975 en pleine guerre froide.
C’est ainsi qu’aujourd’hui, Paul Otlet revit à travers la réédition de certaines de ses œuvres et la réouverture en 1993 du Mundaneum à Mons.
Dans son ouvrage Cataloging the World : Paul Otlet and the Birth of Information Age (2014, Oxford University Press), Alex Wright replace Paul Otlet sur la ligne du temps des pionniers d’internet, et souligne le caractère visionnaire de ses projets préfigurant le Web tel que nous le connaissons. En 2008 déjà, Wright publie sur Paul Otlet et le Mundaneum dans les colonnes du New York Times, et en 2012, lors du World Science Festival de New York, il met en lumière l’avant-gardisme des idées de Paul Otlet devant l’un des concepteurs de l’internet, Vinton Cerf en personne. Le monde découvre alors Paul Otlet qui avait rêvé d’une encyclopédie perpétuelle et universelle.



Naissance d’une vocation


Paul Otlet est né à Bruxelles le 23 aout 1868, il est le fils d’Edouard Otlet, le Roi des tramways. Après des études de droit commencées à Louvain et terminées à l’ULB il est appelé à reprendre les affaires familiales mais cela ne l’intéresse guère et il ne se sent pas assez combatif pour succéder à son père. Il commence un stage d’avocat chez le grand juriste consulte Edmond Picard mais n’est pas attiré par la plaidoirie et pense qu’il n’a pas assez de mémoire pour briller comme avocat. On lui confie alors la préparation d’un recueil de jurisprudence. Dans ce cadre il rencontre Henri Lafontaine secrétaire de la Société des études sociales et politiques et vice-président du service de bibliographie des cette société. Le service de bibliographie a pour but de classer et de cataloguer tous les documents et tous les faits relatifs aux questions sociales dans n’importe quelle langue et dans n’importe quel pays.


En 1891, Otlet participe à un ouvrage collectif Sommaire périodique des revues de droit et en 1892 à un Essai sur la théorie bibliographique dans lequel il développe des idées novatrices et propose une approche radicalement nouvelle pour libérer les informations des limites physiques du livre. Il propose une stratégie simple fondée sur la notion selon laquelle toute connaissance peut être divisée en quatre éléments fondamentaux : les faits, l’interprétation des faits, les statistiques et les sources.

Otlet et Lafontaine décident ainsi la création du Répertoire Bibliographique Universel (RBU) et s’installent, sous le nom d’Institut International de Bibliographie (IIB) dans un immeuble prestigieux du centre de Bruxelles, l’Hôtel Ravenstein qui vient d’être restauré.

En 1894, dans ce même hôtel, Ernest Solvay, le grand industriel qui croit avoir découvert dans le domaine social une recette aussi importante que celle qu’il fit en chimie industrielle installe l’Institut des Sciences Sociales. Pour valider ses idées sur un plan scientifique Ernest Solvay fait appel aux universitaires Guillaume Degreef et Hector Denis précurseurs de la sociologie en Belgique ainsi qu’au futur homme d’Etat socialiste Emile Vandervelde. Les idées sociales d’Ernest Solvay sont composées de deux grands éléments : le comptabilisme social qui est un système de comptabilité qui remplacerait la monnaie en circulation et le productivisme qui assurerait le plein emploi. Ces deux éléments combinés ensemble seraient le moyen, de parvenir à la libre socialisation intégrale qui apporterait la sécurité vitale à tous.


Les socialistes Henri Lafontaine et Emile Vandervelde étant amis, le jeune Paul Otlet s’invite à participer aux travaux de l’Institut des Sciences Sociales et pour ce faire il s’intéresse activement à la comptabilité et étudie les auteurs français Adolphe Guilbaut et Eugène Léautey.



Découverte de la Classification Décimale Universelle et premières applications en Comptabilité


L’année 1895 est fondamentale dans la vie et l’œuvre de Paul Otlet, c’est celle de la découverte de la Decimal Classification du bibliothécaire américain Melvil Deway. Paul Otlet est séduit par la logique de cette table de classification et cette découverte le mettra au pied d’une œuvre gigantesque. Prenant connaissance d’un projet d’International Catalogue of Scientific Littérature développé par la Royal Society of London Paul Otlet prend les devant et demande à Melvil Dewey de pouvoir utiliser son système. Six mois après la découverte du système américain Otlet et Lafontaine organisent la première Conférence internationale de Bibliographie qui se tient à Bruxelles du 2 au 6 septembre 1895 à l’Hôtel Ravenstein. Ils y présentent la Classification Décimale Universelle (CDU) et sa mise en application dans 6 meubles à 72 tiroirs renfermant 400 .000 fiches.


Les travaux sont encouragés par le roi Léopold II. Il est créé un Office International de Bibliographie (OIB), reconnu par Arrêté royal du 12 septembre 1895 qui sera financé par l’Etat jusqu’en 1980 date de son abrogation.


Dès après la conférence l’OIB-IIB devient le centre d’élaboration d’un processus à mesure du développement des collections. Aux chiffres principaux de 0 à 9 de la CDU sont ajoutés des indices pour exprimer des facettes supplémentaires et s’ajoutent des auxiliaires de lieu, de temps et de langue et un signe d’agrégation pour indiquer la présence de deux sujets différents dans un seul ouvrage. C’est ce que Paul Otlet appelle l’écriture monographique.


Fort de ses connaissances en comptabilité acquises dans le cadre de l’ISS d’Ernest Solvay et dans sa recherche d’une utilisation étendue du système de la CDU Paul Otlet publie dans le Bulletin International de Bibliographie de 1901 une première application du principe de la classification décimale dans les bilans. Pour cette première utilisation de la CDU en comptabilité, Paul Otlet s’inspire directement de la classification des comptes proposée par Léautey et Guilbaut dans leur œuvre commune Principes généraux de comptabilité avec quatre groupes de comptes : 1. Comptes de capital, 2. Comptes de valeurs,3. Comptes de tiers et 4. Comptes de résultats. Otlet se rapproche aussi des milieux professionnels de la comptabilité, dont la jeune Société Académique de Comptabilité de Belgique (SACB) fondée en 1909. Le but de Paul Otlet est d’y faire connaître la CDU et de réunir les associations de comptables dans une Association International de Comptabilité (AIC).


Paul Otlet participe au premier Congrès international de la SACB de Bruxelles des 20 et 21 aouts 1910 qui réunit des délégations de 14 pays et où le jeune Jean Dumon, secrétaire de la SACB présente un plan comptable décimal comportant 9 chapitres.


La SACB s’affilie à l’IIB et des relations vont se mettre en place de manière suivie jusqu’en 1939. Sous l’influence de Paul Otlet, la SACB sera entrainée dans un mouvement plus vaste, celui de l’AIC qui s’exprime dans le climat particulier de l’époque : les élites de grandes et petites nations cherchent, par des expositions internationales, des conférences diplomatiques et scientifiques, dans des congrès et au sein d’associations multiples les bases d’une paix durable bâtie sur le droit, l’arbitrage et le désarmement.



Vision des écosystèmes d’information d’entreprises


Un demi-siècle avant l’émergence des écosystèmes d’information et de gestion, la vision d’Otlet est présentée au congrès de l’AIC de Bruxelles de 1926 dans ce qu’on peut appeler son testament comptable : l’Avenir de la comptabilité et ses rapports avec les besoins de l’organisation mondiale [1].


Pour Otlet, la comptabilité est une représentation aussi exacte que possible de ce qui est : elle est un cinéma. Elle est aussi le moyen, à l’aide de cette représentation, de conduire à la production d’un état de choses nouveau, renouvelé et transformé.

Si on entrevoit une technique générale de l’action, on peut aussi dès ce moment concevoir une instrumentation générale qui fusionne et coordonnes-en un seul ensemble tous les instruments auxiliaires des cinq opérations reconnues fondamentales à toute entreprise ou administration quelconque : Comptabilité, Statistiques, Documentation, Enregistrement continu des données administratives et techniques, Contrôle.


Le tout mis en rapport avec le programme général et les programmes particuliers de l’entreprise, avec les prévisions, devis et budget, qui considèrent l’avenir, et cela en conformité avec les méthodes rationnelles reconnues comme les meilleures. Une telle instrumentation devient de plus en plus nécessaire à la gestion des grandes affaires, à la direction des grandes collectivités. Elle apportera la réelle efficience rendant automatique tout ce qui peut l’être, et libérera ainsi les cerveaux pour les travaux neufs et la réflexion. Pour les machines comptables et statistiques qui à cette époque n’en étaient qu’à leurs débuts, il voit les possibilités de tenir les écritures rigoureusement à jour - voire à l’heure - dans toute la complexité de leurs aspects, corrélations, répercussions analytiques et synthétiques. En établissant une plus étroite connexion entre ces machines (à l’époque : caisses enregistreuses, machines à calculer, machines à sélectionner, machines à multiplier une écriture sous diverses formes, fichiers compacts ou à données apparentes, etc.), et en définissant avec précision le but à atteindre, on obtiendrait un rendement plus grand et on stimulerait l’invention de machines et appareils nouveaux. Le travail intellectuel doit chercher à se faire aider d’eux.


Il voit les possibilités d’une machine à comptabiliser devant réaliser automatiquement le bilan permanent, par des dispositifs enregistrant les unités positives ou négatives des divers comptes ou classes de données, et, par un jeu de liaisons et d’interférences, effectuant toutes les répartitions auxquelles elles donnent lieu dans la réalité.


L’ingénieur électricien placé devant le tableau de son usine, évoque l’image de ce que pourrait être semblable machine. N’est-il pas averti automatiquement de toute la conduite du réseau et ce tableau n’est-il pas un véritable bilan, minute par minute, de toutes les données techniques proposées à la conduite industrielle de l’usine ? (Otlet, 1926, p.11)


Cette description de la vision de Paul Otlet sur les écosystèmes d’entreprises correspond aux applications des logiciels ERP (Enterprise Ressources Planning) dans lesquels les différentes fonctions de l’entreprise sont reliées entre elles.

En annexe, le texte intégral PDF présenté aux Journées d’Histoire du Management et des Organisations (J.H.M.O.) à Nice le 29 mars 2019.



[1] Otlet, Paul (1926), l’Avenir de la comptabilité et ses rapports avec les besoins de l’organisation mondiale, Bruxelles, Imp. Litho. La Senne.

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