Une réforme fiscale soulève de nombreuses questions conceptuelles et ne se mène pas dans la nervosité médiatique, les éclats de voix de réunions nocturnes et le cabotage intellectuel...
Les pistes d’une réforme fiscale ont été récemment obscurcies par la question de la taxation des plus-values. Mais le sujet est plus large: pour envisager une large réforme fiscale, il faut d’abord savoir de quoi on parle et donc poser les bonnes questions. Cette démarche est indispensable, car la fiscalité est un contrat qu’une nation signe avec elle-même et avec ses propres descendants. C’est incidemment la raison pour laquelle le formateur du prochain gouvernement conjugue, à juste titre, la réforme fiscale avec celles du travail et des pensions.
Depuis 1962, l’impôt des personnes physiques (IPP) taxe un revenu.C’est d’ailleurs le titre du Code des Impôts sur le Revenu (CIR). Or, un revenu est différent d’une plus-value, quelle que soit son origine, puisqu’une plus-value découle de la cession d’un actif (immeuble, placements, etc.), tandis que le revenu est généré, sans cession, par ce même actif. On taxe donc la capacité à générer un revenu, quelle que soit son origine.
"Cette globalisation des revenus du travail et du capital serait totalement fondée dans les temps présents, caractérisés par un monde plus instable."
Mais, en vérité, que taxe-t-on? Bien que ce soit peut-être contre-intuitif, on taxe la capacité d’un contribuable à se constituer une épargne. En effet, au fur et à mesure que le revenu d’une personne physique croît, sa consommation se stabilise ou, à tout le moins, ne progresse pas aussi rapidement que le revenu: cette personne commence à épargner. Il arrive donc un niveau de revenu où un contribuable épargne une part croissante de son revenu. Mais comme les barèmes d’impôt sont progressifs, la taxation des revenus destinés à être épargnés augmente marginalement: chaque euro épargné est ainsi affecté d’une charge fiscale croissante. Cette formulation de l’impôt correspond à une théorie fiscale appelée "l’égalité du sacrifice". Selon cette dernière, l’impôt doit puiser dans les tranches de revenus affectées à des besoins moins indispensables. Dans le cas spécifique de la Belgique, c’est parce qu’on taxe très rapidement la formation d’épargne (le taux d’impôt monte extrêmement vite à 50 %) qu’on ne taxe pas les plus-values sur l’épargne ainsi constituée, sauf plus-values considérées comme spéculatives.
À part pour certains types de revenus, le législateur de 1962 avait choisi de globaliser tous les revenus imposables. Quelles que soient leurs origines (revenus du travail ou du capital), l’impôt frappait de la même manière. Cette orientation est rétrospectivement très discutable. En effet, les revenus du travail sont plus fragiles, ne fût-ce que biologiquement, que les revenus du capital. On aurait dû donc taxer plus légèrement les revenus du travail que ceux du capital. Mais cette réforme fut votée après la guerre: on venait de construire la sécurité sociale, qui protégeait le travail dans un contexte de plein emploi, et le capital avait perdu sa valeur pendant la guerre. On décida donc, à tort selon moi, d’un équilibre entre les deux types de revenus. En revanche, cette globalisation serait totalement fondée dans les temps présents, caractérisés par un monde plus instable.
"Au-delà de ces évolutions, la fiscalité a toujours contrarié la prise de risque, que ce soit en travail ou en capital."
Le système fonctionna jusqu’en 1984, année durant laquelle l’État belge fut confronté à deux contraintes. D’une part, les personnes physiques ne déclaraient plus leurs revenus mobiliers, et d’autre part, l’État belge n’arrivait plus à convaincre ses propres citoyens de souscrire à ses bons d’État alors que le déficit budgétaire s’effondrait sous le poids du coût de son endettement public. On décida donc d’extraire les revenus du capital de la globalisation, d’où l’émergence du précompte mobilier libératoire il y a 40 ans.
Les revenus immobiliers devinrent, eux aussi, déglobalisés dans les faits, confinant la taxation progressive aux seuls revenus professionnels. Puis la fiscalité commença à sortir d’un cadre conceptuel cohérent, s’adaptant aux exigences budgétaires et aux nouvelles réalités sociétales. L’impôt devint plus individualisé alors que les revenus des époux étaient auparavant cumulés. Inversement, on maintint le quotient conjugal, qui consiste à équilibrer la charge fiscale de la déclaration commune d’un couple, reflétant originellement la réalité de personnes qui travaillent ensemble dans un commerce.
Mais, au-delà de ces évolutions, la fiscalité a toujours contrarié la prise de risque, que ce soit en travail ou en capital. En effet, la prise de risque liée au travail, qui se traduit par des revenus professionnels, est rapidement taxée à 50 %, tandis que l’entrepreneur en capital à risque est erronément traité comme un rentier.
"Je crois qu’il faut revenir à la globalisation de 1962, mais en liant l’impôt au risque pris: plus un revenu est fragile (comme le travail), moins il doit être taxé."
Par ailleurs, la fiscalité reste oscillante. Par exemple, la question de savoir s’il faut favoriser l’investissement ou l’épargne ne fut jamais résolue. Les avantages fiscaux associés à un investissement (acquisition d’un domicile, par exemple) furent régionalisés et parfois diminués, alors que la fiscalité fédérale favorise toujours l’épargne à long terme sous différentes formes (assurance à long terme, épargne-pension).
Il y a donc de nombreuses questions conceptuelles, et une réforme fiscale ne se mène pas dans la nervosité médiatique, les éclats de voix de réunions nocturnes et le cabotage intellectuel. Il faut des érudits rompus à l’analyse juridique et sociologique. Dans ce cadre, je crois qu’il faut revenir à la globalisation de 1962, mais en liant l’impôt au risque pris: plus un revenu est fragile (comme le travail), moins il doit être taxé. En revanche, il ne faut pas distinguer l’impôt selon le statut social du contribuable (travailleur contre chômeur), car cela contrarierait toute idée de globalisation.
Mais je suis convaincu qu’il faut aller plus loin et lier l’impôt à la sécurité sociale, qui est essentiellement prélevée sur les revenus du travail. Certes, l’impôt et la sécurité sociale ne sont pas la même chose: l’impôt est contributif, tandis que la sécurité sociale est assurantielle. Cependant, nous ne sommes plus dans un monde manufacturier comme celui d’après-guerre.
On pourrait envisager que la sécurité sociale soit prélevée sur tous les revenus d’un contribuable. Cela pourrait conduire non seulement à globaliser les revenus, mais aussi à mettre en place ce que j’appellerais une "méta-globalisation", avec l’épithète méta qui signifie "au-delà", c’est-à-dire que chaque contribuable verrait l’impôt et ses cotisations sociales calculés sur l’ensemble de ses revenus imposables. Si une personne a des revenus très faibles, elle deviendrait alors créancière de la sécurité sociale et ne paierait que peu d’impôts. Inversement, une personne avec des revenus élevés contribuerait à l’impôt et aux cotisations sociales sur la base de ses revenus globalisés.
C’est certes une idée lointaine, mais qui assurerait une large équité sociétale.