
Pourquoi les « avoirs dormants » reviennent au centre du débat budgétaire?
Depuis quelques années, les « comptes dormants » ne sont plus seulement un sujet technique pour banquiers et juristes : ils sont devenus un enjeu budgétaire. Selon les chiffres les plus récents, la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), au sein du SPF Finances, gère plus de 800 millions d’euros d’avoirs dormants, répartis sur plusieurs centaines de milliers de dossiers.
Le gouvernement De Wever (majorité dite « Arizona ») a annoncé son intention de réduire drastiquement le délai pendant lequel les titulaires – ou leurs ayants droit – peuvent encore récupérer ces avoirs, passant d’un délai de 30 ans à un mécanisme beaucoup plus court : cinq ou dix ans selon les cas. L’objectif affiché est clair : dégager, dès 2026, plusieurs centaines de millions d’euros de recettes budgétaires supplémentaires, en intégrant plus rapidement ces montants au Trésor.
Pour les particuliers, les héritiers, mais aussi pour les entrepreneurs et les familles patrimoniales, cette réforme annoncée n’est pas neutre. Elle impose de revisiter la manière dont on inventorie, suit et transmet les avoirs financiers, afin d’éviter qu’une partie du patrimoine ne « s’évapore » juridiquement, faute d’avoir été revendiquée à temps.
Avant d’analyser la réforme, il est utile de rappeler le cadre légal actuellement en vigueur, issu de la loi du 24 juillet 2008 portant des dispositions diverses (I), chapitre V¹, complétée par les instructions administratives du SPF Finances².
Sont notamment concernés :
Sont considérés comme dormants les comptes (à vue, d’épargne, comptes-titres, etc.) pour lesquels, pendant au moins cinq ans :
Une nuance importante est toutefois prévue : si un même client détient plusieurs comptes dans le même établissement, aucun de ces comptes n’est considéré comme dormant dès lors qu’il y a eu, sur au moins un de ces comptes, une opération ou un contact au cours de la période de cinq ans.
Un contrat d’assurance (par exemple une assurance-vie) est qualifié de dormant lorsque le bénéficiaire n’intervient pas dans les quatre mois suivant la prise de connaissance, par l’assureur, de la survenance du risque (décès, échéance, etc.)³.
Un coffre loué auprès d’une institution financière devient dormant lorsque :
Les enveloppes scellées conservées auprès d’une institution financière sont assimilées à des coffres dormants lorsqu’aucune intervention du titulaire ou de ses ayants droit n’est intervenue durant cinq ans³.
En pratique, il s’agit donc d’avoirs dont la trace juridique subsiste, mais pour lesquels le lien vivant avec le titulaire (ou ses héritiers) est rompu : pas de mouvements, pas de contact, pas de mise à jour d’adresse.
La loi de 2008 impose aux banques, compagnies d’assurance et établissements loueurs de coffres une obligation de recherche préalable avant de pouvoir transférer les avoirs dormants à la CDC¹².
Concrètement, une institution financière doit :
Des exceptions existent :
En dessous de certains seuils (notamment 60 € dans le régime actuel), les institutions peuvent transférer les fonds de manière anonymisée, ce qui rend ensuite la récupération impossible pour le titulaire.
Une fois les avoirs transférés à la CDC :
Passé ce délai de 30 ans (délai de prescription), les avoirs deviennent définitivement propriété de l’État et sont versés au Trésor.
En pratique, la récupération effective reste marginale : les montants transférés chaque année à la CDC sont très supérieurs aux montants remboursés, ce qui explique l’accumulation progressive de plusieurs centaines de millions d’euros d’avoirs dormants.
Le budget 2026 du gouvernement De Wever repose, pour partie, sur une modification profonde de ce régime. Sur la base des informations communiquées dans la presse et des documents budgétaires, la réforme envisagée comporte plusieurs volets :
L’intention est de ramener à :
Autrement dit, le temps laissé au titulaire ou à ses ayants droit pour réclamer l’avoir après transfert à la CDC serait considérablement réduit, alors qu’il est actuellement de 30 ans.
Aujourd’hui, les avoirs dormants continuent à produire des intérêts à la CDC. Le projet prévoit de mettre fin à cette capitalisation : les montants transférés cesseraient de « travailler » au profit du titulaire potentiel, afin que la valeur nominale soit plus rapidement intégrée au budget de l’État.
Le seuil au-dessus duquel des recherches doivent être effectuées et sous lequel l’avoir revient directement au Trésor serait porté de 60 € à 250 €. Les petits avoirs (anciens livrets d’épargne, vieux comptes à vue, etc.) seraient donc, en pratique, plus souvent et plus rapidement perdus pour leurs titulaires.
Le gouvernement vise une recette de l’ordre de 474 millions d’euros en 2026, puis de 70 à 80 millions par an pour les années suivantes, au fur et à mesure que de nouveaux avoirs deviendront prescrits.
D’un point de vue juridique, cette réforme devra nécessairement passer par une modification de la loi du 24 juillet 2008 et des arrêtés d’exécution. À l’heure où ces lignes sont écrites, il s’agit d’une mesure annoncée dans le cadre de l’accord budgétaire ; le texte légal définitif précisera la portée exacte des nouvelles règles et les éventuelles dispositions transitoires (en particulier pour les avoirs déjà transférés à la CDC).
Au-delà des montants globaux, l’impact concret se mesure à l’échelle de situations très ordinaires, mais fréquentes.
Il n’est pas rare qu’un particulier ait ouvert, voici 20 ou 30 ans, un compte d’épargne dans une petite banque locale, ou un compte-titres pour un portefeuille modeste, avant d’en changer et d’oublier l’ancien compte. Un déménagement non signalé, un changement de nom, une fusion bancaire, et la trace pratique se perd.
Sous le régime actuel, ce type d’avoir, une fois transféré à la CDC, peut encore être réclamé pendant 30 ans. Avec une prescription ramenée à cinq ou dix ans, le risque de confiscation définitive augmente sensiblement, en particulier pour les personnes vivant à l’étranger ou peu familières des démarches digitales.
Dans de nombreuses successions, les héritiers ignorent parfois l’existence exacte de certains comptes, contrats d’assurance ou coffres. Si les recherches de la banque restent infructueuses, ces avoirs sont transférés à la CDC, sans nécessairement que la famille en soit informée de manière effective.
Un délai de 30 ans laisse, aujourd’hui, une marge pour qu’un héritier plus tardif, mieux informé ou accompagné, puisse retrouver la trace de ces avoirs et les intégrer dans la planification familiale. Avec un délai réduit à 5 ou 10 ans, cette marge se réduit fortement, et l’inertie – ou la complexité familiale – se paie beaucoup plus cher.
Pour les entrepreneurs, les avoirs dormants ne concernent pas seulement le patrimoine privé, mais aussi :
Dans ces contextes, l’absence d’inventaire complet des comptes et contrats – parfois dans des groupes familiaux complexes – augmente le risque qu’une partie de la valeur disparaît au profit du Trésor, au détriment tant des associés que des héritiers.
Face à une réforme qui réduit les délais et augmente le seuil des petits avoirs immédiatement perdus, il est prudent d’anticiper. Plusieurs pistes pratiques peuvent être mises en œuvre, avec l’appui de votre conseiller :
Il est utile de recenser, dans un document centralisé (avec copie chez votre notaire ou votre conseiller), l’ensemble :
Lors de tout changement d’adresse, de situation familiale ou de statut (installation à l’étranger, divorce, etc.), il convient d’informer toutes les institutions financières concernées. De nombreuses situations de comptes dormants trouvent leur origine dans une simple absence de mise à jour administrative.
L’expérience montre que de nombreux avoirs dormants concernent des personnes décédées dont la famille ignorait l’existence de certains comptes ou assurances. Préciser, dans un testament ou une lettre d’intention, l’existence de vos comptes et contrats, et désigner clairement vos bénéficiaires, réduit significativement le risque d’« oubli ».
Les plateformes MyMinfin et e-DEPO permettent déjà, aujourd’hui, de vérifier en ligne si des avoirs dormants sont enregistrés à votre nom ou au nom d’un proche, et d’en demander le remboursement²⁴.
Il peut être judicieux d’intégrer ce contrôle dans une revue patrimoniale périodique (par exemple tous les 2 ou 3 ans).
Dans le cadre d’une planification globale (donations, pactes successoraux, structuration sociétés familiales), il devient nécessaire de vérifier systématiquement qu’aucun avoir n’est « perdu » entre la banque et la CDC. L’enjeu n’est plus seulement fiscal : il est aussi patrimonial et familial.
Chez Deg & Partners, nous intégrons désormais cette dimension dans notre accompagnement : la revue des comptes, des contrats d’assurance et des coffres fait partie de l’analyse patrimoniale, au même titre que les aspects fiscaux et civils. L’objectif est simple : éviter qu’une partie de votre patrimoine ne se transforme, par pure inertie, en financement anonyme du budget fédéral.
Aspect | Régime actuel (loi 24.07.2008) | Réforme Arizona annoncée | Ce que nous recommandons |
Définition des avoirs dormants | Comptes, assurances, coffres sans opération/contact pendant 5 ans (comptes/coffres) ou 4 mois après sinistre (assurances)¹² | Définitions de base maintenues, mais avec impact budgétaire renforcé | Identifier tous les comptes, contrats, coffres, y compris anciens et à l’étranger |
Obligation de recherche des banques/assureurs | Lettres simples, consultation Registre national, recommandé, puis transfert à la CDC ; exceptions pour petits montants ou frais disproportionnés² | Probable maintien, mais effet renforcé compte tenu de la prescription raccourcie | Vérifier que vos banques disposent de vos coordonnées à jour ; répondre aux courriers d’alerte |
Transfert à la Caisse des Dépôts et Consignations | Transfert après procédure de recherche ; centralisation dans e-DEPO ; intérêts encore versés au titulaire potentiel² | Suppression annoncée des intérêts ; volonté d’intégrer plus vite les montants au budget | Contrôler périodiquement via MyMinfin/e-DEPO la présence éventuelle d’avoirs à votre nom |
Délai pour réclamer les avoirs | 30 ans à compter du transfert à la CDC ; au-delà, les fonds reviennent définitivement à l’État¹² | Réduction annoncée à 10 ans (certaines situations) et 5 ans (comptes dormants) ; confiscation plus rapide | Ne pas attendre : lancer dès maintenant un screening, notamment pour les successions anciennes et les expatriés |
Seuil des petits avoirs | Transfert possible sans recherche préalable pour des montants < 60 € ; récupération impossible pour ces sommes² | Relèvement annoncé du seuil à 250 € : davantage de « petits avoirs » immédiatement perdus | Fermer les « petits comptes » inutiles ou les regrouper ; éviter l’éparpillement bancaire |
Situation des héritiers | 30 ans pour agir, possibilité de découvrir tardivement des avoirs via MyMinfin ou documents bancaires | Fenêtre d’action réduite ; risques accrus de perte définitive en cas de complexité familiale ou de lenteur dans le règlement de la succession | Intégrer la recherche d’avoirs dormants dans le règlement de succession ; prévoir un inventaire patrimonial transmis au notaire et au conseiller |
Enjeux pour entrepreneurs et sociétés | Comptes et contrats dormants de sociétés liquidées ou restructurées encore récupérables sur 30 ans | Risque que des avoirs de structures anciennes soient prescrits avant d’être identifiés | Cartographier les anciens comptes et contrats des sociétés du groupe ; intégrer ce point dans les opérations de restructuration |
Rôle de l’accompagnement professionnel | Dimension souvent sous-estimée dans la planification patrimoniale | La réduction des délais rend l’erreur ou l’oubli plus coûteux | S’appuyer sur un accompagnement global (comptable, fiscal, patrimonial) pour structurer et documenter l’ensemble des avoirs |
La volonté du gouvernement de mobiliser plus rapidement les avoirs dormants au profit du budget fédéral s’inscrit dans une logique macro-économique compréhensible : limiter l’accumulation d’avoirs « sans propriétaire identifié » et dégager des recettes nouvelles sans augmenter directement la pression fiscale.
Mais, vue du terrain, cette réforme modifie profondément l’équilibre entre l’État et les titulaires (ou leurs héritiers). Réduire de 30 ans à 5 ou 10 ans le délai pour revendiquer un avoir, supprimer les intérêts et relever le seuil des petits montants revient, en pratique, à transformer une part non négligeable du patrimoine privé en ressource budgétaire, par simple effet de prescription.
Dans ce contexte, la meilleure protection reste l’organisation : inventaire rigoureux des avoirs, mise à jour des coordonnées, information des proches, contrôle périodique via MyMinfin et e-DEPO, intégration du sujet dans toute réflexion patrimoniale, successorale ou entrepreneuriale.
C’est précisément sur ce terrain – celui de la structuration, de la vigilance et de la coordination entre fiscalité, droit civil et gestion patrimoniale – que Deg & Partners entend vous accompagner. Ensemble, nous veillons à ce qu’aucun élément de votre patrimoine ne devienne « dormant » simplement parce qu’il a été oublié dans les plis de la complexité administrative.
Références