Dans notre pays, les négociations salariales permettent un assez bon alignement du coût salarial des entreprises/secteurs sur la productivité. C’est à un niveau plus fin, comme par exemple au sein de secteurs ou pour certains niveaux de diplôme, que des écarts apparaissent.
Quelle est l’importance des écarts d’alignement entre salaires et productivité en Belgique, où les négociations salariales sont très encadrées? L’approche utilisée ici consiste à mettre en relation les caractéristiques des salariés avec la mesure de la productivité à l’échelle de l’entreprise.
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Même si elle a rejoint l’Union économique et monétaire, la Belgique a décidé de maintenir le système d’indexation automatique des salaires. Afin d’éviter qu’une hausse de l’inflation n’entraîne systématiquement une détérioration de la compétitivité-coût des entreprises, les négociations salariales y sont dès lors encadrées par la loi modifiée de 1996 sur la promotion de l'emploi et la sauvegarde préventive de la compétitivité, en vertu de laquelle l’évolution des coûts salariaux horaires dans notre pays doit rester alignée sur la moyenne des évolutions attendues dans les trois principaux pays voisins. Cela permet au Conseil central de l’économie, au seuil de chaque nouvelle période de négociation, de calculer la marge maximale disponible pour la croissance des salaires réels dans notre pays.
Bien que le niveau interprofessionnel soit un élément central de la fixation des salaires, les négociations au sein des commissions paritaires sectorielles restent essentielles. En particulier, les salaires minimums sectoriels sont fixés à ce niveau et constituent un tremplin important pour la différenciation des salaires entre les secteurs.
Ce système de négociation très centralisé permet-il une différenciation des salaires suffisante ? Les salaires reflètent-ils correctement les caractéristiques des salariés ? La productivité a-t-elle un rôle à jouer dans la fixation des salaires ?
Nous examinons ces questions de manière empirique, sur la base de données appariées employeur‑travailleur issues de l'enquête sur la structure des salaires (Structure of Earnings Survey, SES), combinées avec des données sur les performances des firmes tirées de l’enquête sur la structure des entreprises (Structural Business Statistics, SBS). Ces deux enquêtes sont réalisées par Statbel[1].
[1] Les auteurs remercient Pieter Vermeulen et toute l’équipe en charge des microdonnées de Statbel pour l’échantillon mis à disposition.
Contrairement au salaire, la productivité est une notion abstraite, dont la mesure au niveau individuel n’est pas évidente. L’approche utilisée dans cet article consiste à mettre en relation les caractéristiques des salariés avec la mesure de la productivité au niveau de l’entreprise. La variation dans le temps et entre les entreprises de ces caractéristiques permet d’identifier celles qui déterminent le plus la productivité. Comme la productivité d’une entreprise dépend également d'autres facteurs que la qualité de la main-d'œuvre – tels sa taille, son intensité capitalistique, son secteur d'activité, son cycle économique, etc. –, le modèle doit tenir compte de ces autres variables.
Les données appariées permettent de mettre en évidence les effets des différentes caractéristiques des travailleurs à la fois sur la masse salariale de l’entreprise et sur sa performance. On peut ainsi mieux juger du caractère adéquat des rémunérations.
L'analyse montre que les déterminants de la productivité du travail ont des effets qui sont de même signe que ceux de ces mêmes variables sur la masse salariale, ce qui indique un certain alignement entre le coût salarial et la productivité.
Les grandes différences observées entre les salaires moyens au sein des diverses branches d’activité reflètent en grande partie les différences de productivité moyenne du travail entre ces branches, de sorte que les écarts paraissent limités. En revanche, la différenciation salariale entre les entreprises d’un même secteur est réduite, comme le montre l'OCDE dans l’examen de la productivité en Belgique qu’il a publié en 2019. En particulier, cette différentiation est beaucoup plus faible que ne le sont les différences de productivité entre ces mêmes entreprises.
Même en tenant compte des divers secteurs, l’intensité capitalistique demeure un facteur essentiel, tant pour la masse salariale que pour la productivité de l’entreprise. Les entreprises dont l’intensité capitalistique est élevée rémunèrent mieux leur personnel, tout en affichant une meilleure profitabilité.
L’écart le plus important entre l’effet sur la masse salariale et l’effet sur la productivité est toutefois constaté pour les salariés les plus diplômés. Ces travailleurs perçoivent des salaires plus élevés, mais ils contribuent largement à la productivité de l’entreprise, de sorte que la balance entre les deux effets est positive. À l’inverse, les salariés peu diplômés sont moins bien payés, mais leur contribution à la productivité de l’entreprise est plus limitée.
L’étude montre des résultats opposés pour les femmes. Même si la contribution, ceteris paribus, des femmes salariées à la productivité de l’entreprise est inférieure à celle de leurs homologues masculins, les différences en termes de coût salarial surcompensent cet écart. Autrement dit, compte tenu de leur productivité, les femmes paraissent sous-payées. Ces résultats concernant le niveau de diplôme ou le genre ont déjà été mis en avant dans des études antérieures. L’âge est toutefois un facteur modérateur: le relatif sous-paiement des plus diplômés ou des femmes disparaît pour les classes les plus âgées.
L’ancienneté (c.-à-d. la durée de service auprès de l’employeur actuel) fait partie des caractéristiques enregistrées dans le cadre de la SES. Si on ventile le personnel en classes d’ancienneté, les nouveaux salariés contribuent en moyenne moins à la productivité que les salariés ayant plus d’expérience. Cela reste vrai pour les anciennetés plus élevées. Toutefois, le rapport coût salarial/productivité des salariés comptant une ancienneté comprise entre cinq et dix ans serait significativement plus favorable du point de vue de l’employeur. Rappelons que le modèle analyse à la fois l’âge et l’ancienneté auprès de l’employeur (ces variables sont très liées car, en moyenne, les salariés les plus âgés sont aussi ceux ayant la plus grande ancienneté).
La taille de l’employeur est un facteur important dans la différenciation des salaires entre les travailleurs. Le fait que les grandes entreprises versent en moyenne de plus gros salaires est établi depuis longtemps, même si les raisons expliquant ce fait font moins l’unanimité. Les plus grandes entreprises disposent en moyenne de plus de ressources à consacrer à des investissements, y compris pour leur personnel. Ainsi, ce sont également ces entreprises qui dépensent le plus en formation continue (CSE, 2021). Les résultats de la présente étude montrent que ce surpaiement lié à la taille de l’entreprise est plus marqué que l’impact de la taille sur la productivité.
Selon le droit social belge, les firmes ont toujours la possibilité de négocier une convention collective au niveau de l’entreprise. D'après notre analyse, ce type de convention est positivement corrélé à la productivité de l'entreprise et se reflète aussi dans les salaires versés aux travailleurs. En moyenne, ce type de disposition ne génère pas d’écart significatif entre la productivité de l’entreprise et le coût salarial que celle-ci supporte.
Les salaires jouent un rôle important dans la mobilité des travailleurs. Comme la différenciation des salaires en Belgique apparaît limitée par rapport à d’autres économies comparables, les incitants à rejoindre un employeur/secteur plus productif ne sont pas toujours suffisants pour les travailleurs des entreprises/industries les moins performantes.
Selon notre analyse, les écarts d’alignement entre le coût salarial selon les caractéristiques des salariés et la productivité demeurent cependant assez limités. Ils restent importants pour le niveau de diplôme, les travailleurs les plus diplômés présentant un rapport coût salarial/productivité plus favorable, alors que les peu diplômés ou les moins qualifiés sont au contraire susceptibles de se heurter à des problèmes d’employabilité. Les politiques ciblées de soutien à l’emploi qui existent déjà dans notre pays, et qui sont prises en compte dans la présente étude, ne sont pas d’une ampleur suffisante pour annuler ces écarts.
Les organismes internationaux préconisent souvent de prendre en compte la productivité dans la fixation des salaires, mais cette recommandation reste difficile à mettre en œuvre. L’étude montre que les négociations salariales en Belgique permettent que le coût salarial des entreprises/secteurs soit somme toute assez bien aligné sur la productivité. C’est à un niveau plus fin, comme par exemple au sein de secteurs ou pour certains niveaux de diplôme, que des écarts apparaissent.
Depuis 2019, les articles de la Revue économique sont publiés en français et en néerlandais sous forme de digests, leur version complète n’étant disponible qu’en anglais (voir-ci-dessous)
Source : Banque Nationale de Belgique, Revue Economique, septembre 2022