
Avec le paquet dit « Digital Omnibus », la Commission européenne ouvre un nouveau chantier : simplifier et assouplir une partie du cadre numérique européen, en particulier le RGPD, l’AI Act et les règles ePrivacy (cookies, traceurs, communications électroniques).
L’objectif affiché est double : réduire les charges administratives, surtout pour les PME, et renforcer la compétitivité des entreprises européennes dans la course mondiale à l’intelligence artificielle. En toile de fond, il s’agit aussi de permettre aux acteurs européens de l’IA générative de rattraper une partie de leur retard face aux États-Unis et à la Chine.
Mais ce projet suscite déjà un débat intense : jusqu’où peut-on « simplifier » sans fragiliser la protection des données personnelles, présentée depuis 2018 comme un marqueur fort du modèle européen (RGPD) ?
Pour en mesurer la portée, il est utile d’examiner les principaux axes de réforme envisagés.
D’après les documents de travail et les analyses publiées, le Digital Omnibus propose notamment :
Lorsque l’on analyse le volet « données », quatre mouvements principaux se dessinent :
L’entraînement, les tests et l’usage de systèmes d’IA pourraient être explicitement reconnus comme relevant de l’intérêt légitime du responsable de traitement. L’idée est de permettre, dans certains cas, l’utilisation de données personnelles sans consentement préalable, pour autant que les autres exigences du RGPD soient respectées (information, droits des personnes, analyse de mise en balance, etc.).
Le texte envisagerait de permettre, sous conditions, l’utilisation de données relevant de catégories particulières (santé, origine ethnique, opinions, etc.) pour tester et corriger les biais des systèmes d’IA, en cohérence avec l’AI Act.
Certaines données pseudonymisées pourraient, dans des circonstances précises, être considérées comme « non personnelles », ce qui les ferait sortir du champ d’application du RGPD. Les ONG de défense des droits numériques y voient un risque d’affaiblissement substantiel des garanties.
Le paquet prévoit aussi la création d’un point de contact unique pour plusieurs obligations de déclaration (cybersécurité, incidents, etc.), afin de réduire la fragmentation actuelle.
Pour mémoire, le RGPD reste, en l’état, le cadre de base (Règlement (UE) 2016/679) ; le Digital Omnibus ne fait pour l’instant l’objet que de propositions.
L’AI Act, entré en vigueur en 2024 (Règlement (UE) 2024/1689), instaure une approche graduée des risques et impose des obligations renforcées pour les systèmes « à haut risque » (biométrie, infrastructures critiques, justice, emploi…).
Le Digital Omnibus prévoit notamment :
L’argument avancé est celui du temps nécessaire pour adapter les systèmes, en particulier dans les PME, et pour stabiliser les normes techniques.
Sur le terrain plus visible des cookies et traceurs, le paquet Digital Omnibus s’inscrit dans le prolongement de la directive ePrivacy (2002/58/CE) et des projets de réforme en cours.
Les principales orientations annoncées sont les suivantes :
Pour les sites de cabinets, plateformes clients et outils de reporting, cela modifiera concrètement la manière de gérer les bannières, mais pas nécessairement le devoir de transparence.
Enfin, le Digital Omnibus s’inscrit dans une stratégie européenne des données plus large : faciliter l’accès à des données de qualité pour l’IA, tout en harmonisant les règles de partage et en renforçant la maîtrise européenne des flux de données.
Deux volets retiennent particulièrement l’attention des entreprises :
Pour les experts-comptables, ce portefeuille pourrait, à terme, transformer les circuits de validation, d’authentification et d’archivage.
La Commission insiste sur la nécessité de « simplifier » et de « réduire les charges » pour un tissu économique soumis à une multiplication de règlements horizontaux (RGPD, AI Act, DSA, DMA, NIS2, Data Act…).
Mais les réactions sont loin d’être unanimes :
À ce stade, il s’agit encore de propositions de la Commission, qui devront être négociées et modifiées par le Parlement et les États membres.
Pour illustrer les enjeux, prenons le cas d’un cabinet d’expertise-comptable qui développe une plateforme interne d’IA pour :
Aujourd’hui, le cabinet doit, sous le RGPD :
Avec le Digital Omnibus, plusieurs évolutions pourraient intervenir :
En clair : la promesse d’allégement existe, mais la responsabilité de gouvernance des données et des modèles reste, elle, bien présente.
Axe | Situation actuelle | Propositions Digital Omnibus | Points d’attention pour la profession |
RGPD – Base juridique pour l’IA | Utilisation des bases existantes (consentement, contrat, intérêt légitime…), interprétation prudente pour l’entraînement des modèles. | Reconnaissance explicite de l’entraînement, du test et de l’usage de systèmes d’IA comme possible « intérêt légitime ». | Nécessité de documenter la mise en balance, de prévoir des mesures de minimisation et de garantir les droits des personnes. Risque de banalisation de l’« intérêt légitime ». |
Données sensibles & pseudonymisation | Régime strict : traitement des catégories particulières de données seulement dans des cas limités ; données pseudonymisées restent en principe des données personnelles. | Possibilité d’utiliser certaines données sensibles pour détecter les biais des IA ; sortie partielle du RGPD pour certaines données pseudonymisées. | Renforcer les méthodes de pseudonymisation, définir des politiques internes claires, évaluer les risques de ré-identification et de profilage. |
AI Act – Systèmes à haut risque | Calendrier d’application progressif, obligations lourdes dès 2026-2027 (registre, documentation, tests, gouvernance). | Report d’environ 16 mois des exigences les plus lourdes ; allègement pour certains systèmes à portée limitée. | Ne pas « attendre » pour structurer la conformité IA : cartographie des systèmes, documentation des données, évaluation des risques déjà nécessaires. |
Cookies / ePrivacy | Multiplication des bandeaux et consentements au niveau de chaque site (directive 2002/58/CE, interprétée à la lumière du RGPD). | Paramétrage centralisé des préférences (navigateur), réduction des bandeaux, liste de finalités « inoffensives » exemptées de consentement. | Adapter les sites et portails clients, clarifier la documentation en ligne et les politiques de cookies, vérifier l’impact sur les outils d’analytics. |
Portefeuille d’entreprise & données | Procédures administratives éclatées, signatures et échanges de documents encore largement nationaux. | Portefeuille numérique d’entreprise et stratégie « union des données » pour faciliter les échanges sécurisés UE-wide. | Anticiper l’intégration dans les processus (KYC, signatures, dépôts de comptes…), revoir les circuits de validation et d’archivage. |
Pour accompagner utilement leurs clients dans cette phase de transition, plusieurs axes de travail peuvent être dégagés.
Lorsqu’ils mettent en place une stratégie d’accompagnement, les professionnels peuvent structurer leurs actions autour des lignes suivantes :
En résumé, le Digital Omnibus ne supprime pas la régulation numérique européenne ; il tente de la réaménager pour laisser davantage de place à l’innovation, en particulier en matière d’IA. Reste à savoir si, au terme du processus législatif, l’équilibre entre compétitivité et droits fondamentaux sera effectivement préservé.
D’ici là, la profession a tout intérêt à se préparer, plutôt qu’à subir ces ajustements une fois qu’ils seront définitivement adoptés.