Ah, ces économistes, non seulement ils ne sont pas bons pour faire des prévisions mais même pour établir un diagnostic, ils sont à la peine !
L’honnête humain, formule à préférer à l’honnête homme, est amené à avoir ce jugement sévère uand il entend des voix autorisées assener que le marché du travail se porte étonnement bien alors que sa perception est bien différente. Incidemment, il n’y a pas que le marché du travail à être concerné par ce problème de diagnostic : les marchés financiers, dont on ne sait toujours pas quelle est leur véritable forme de rationalité, fournissent une autre illustration des doutes légitimes de notre humain de base. Revenons au marché du travail et posons la question simple suivante : à l’heure actuelle, fonctionne-t-il aussi bien que ce que l’on en dit ?
L’argument majeur pour soutenir la vue positive est un taux de chômage historiquement faible, et qui, malgré la modestie de la croissance économique en Allemagne et, plus largement en Europe, n’est pas remonté. Cette robustesse du volume de l’emploi nous a valu de voir le marché du travail être qualifié de « résilient ». Pourtant, tout est loin d’être tout rose, tant pour les travailleurs que pour les employeurs.
Oui, le taux de chômage est bas, et pas qu’aux-Etats-Unis. C’est aussi vrai de ce côté-ci de l’Atlantique. Et il y a tout lieu de s’en réjouir. Il est difficile d’envisager qu’une économie fonctionnerait bien alors que le chômage serait répandu. Mais si l’on comprend aisément qu’un faible sous-emploi soit une condition nécessaire pour juger que le marché du travail fonctionne correctement, cela n’en fait pas une condition suffisante. Ainsi, le pourcentage de chômeurs parmi la population active ne dit rien de la population en âge de travailler qui n’est pas sur le marché du travail et cela pour des raisons autres qu’un choix délibéré de non-travail. Et ces raisons sont multiples : découragement, incapacité de travail, discrimination, mobilité difficile, indisponibilité de places en crèche ou en garderie scolaire, faible rémunération. Il y a donc toutes ces personnes qui ne sont pas officiellement comptabilisées comme étant au chômage mais qui préféreraient travailler.
Ce n’est pas tout. Il y a aussi à intégrer dans l’analyse le sous-travail sous forme de temps partiel involontaire. Remplacer deux personnes à temps plein par trois personnes à mi-temps permet d’afficher un taux de chômage plus faible – et un taux d’emploi plus élevé – mais ce n’est pas vraiment un mieux. Et puis, il y a les travailleurs qui travaillent mais qui vivent mal leur situation actuelle, et dont il faut craindre qu’ils puissent s’en retirer, volontairement ou non. Et enfin, il y a l’autre versant du marché du travail, celui de la demande émanant des employeurs. Ces derniers se plaignent à large échelle de grandes difficultés d’embauche et sont en outre confrontés à des problèmes de déficit de compétence ou de motivation. Bref, le taux de chômage ne dit pas assez sur la qualité de l’appariement entre offre et demande pour en faire un indicateur fiable du bon fonctionnement du marché du travail.
La chose est connue, l’Europe a à apprendre des Etats-Unis en matière de statistiques, et nous en avons ici une illustration patente. Aux Etats-Unis, les données relatives au chômage sont plus fines en ce sens que non seulement est communiqué le taux de chômage mesuré de manière classique, comme en Europe, mais des taux de chômage ajustés pour tenir compte, d’une part, des travailleurs dits découragés et, d’autre part, des travailleurs à temps partiel involontaire, sont aussi publiés.
Le regard positif sur l’état du marché du travail tel que porté par de nombreux économistes ne se limite pas à la faiblesse du taux de chômage, et s’étend à l’évolution des salaires. Ayant souvent à l’esprit une forme ou l’autre de courbe de Phillips, qui établit une relation inverse entre niveau (ou variation) du taux de chômage et variation des salaires, la profession se réjouit que le faible taux de chômage qui perdure ne conduise pas à une dérive salariale, une évolution à éviter car elle enclencherait un cercle vicieux entre hausse des salaires et hausse des prix. Nous aurions ici une situation « à la Boucle d’Or » (« Goldilock » en anglais), où le marché du travail ne serait ni trop chaud (hausse des salaires réels au-delà des gains de productivité, avec dérive inflationniste), ni trop froid (hausse du taux de chômage au-delà de son niveau structurel, parfois dit « naturel »).
Bien entendu, il ne faut souhaiter ni chômage élevé, ni flambée salariale, mais que l’absence de ces deux maux ne cache pas les autres problèmes. Et pour commencer, les économistes se doivent de combattre le narratif de la spirale inflationniste prix/salaire. En 2022 et 2023, il n’y a pas eu une telle spirale, et il faut admettre, dans le camp patronal, que, à la différence des profits, les salaires ont été désinflationnistes, avec perte de pouvoir d’achat des salariés à la clef : -4,3% en 2022 et encore -0,7% en moyenne dans l’Union européenne selon Piero Cipollone, un des dirigeants de la BCE. Au-delà, l’analyse économique à large spectre montre que la spirale salaire/prix relève plus du mythe que de la réalité (voir l’étude du FMI sur le sujet en novembre 2022)[1]. Et le même P. Cipollone d’attirer l’attention sur le fait que la mise sous pression du pouvoir d’achat des travailleurs n’est pas positive pour l’économie !
Côté entreprises, outre les pénuries et les problèmes de compétence des travailleurs auxquels elles ont à faire face, il faut aussi indiquer que le phénomène de « labor hoarding » est potentiellement problématique. Que les sociétés ne réduisent pas l’emploi quand leur activité décroît a du bon pour la confiance des consommateurs et la préservation des compétences professionnelles spécifiques mais ce n’est pas que positif. Il faut aussi considérer que des réallocations de travail peuvent être bénéfiques dans un monde où les préférences des agents économiques changent, et aussi tout simplement pour ne pas tirer la productivité vers le bas.
Le marché du travail est une réalité multiple, et d’ailleurs il faudrait en parler au pluriel, mais face aux difficultés des travailleurs, des travailleurs empêchés et des employeurs, il n’est pas correct de laisser entendre que, de ce côté-là, tout va bien.
[1] Jorge A Alvarez, John C Bluedorn, Niels-Jakob H Hansen, Youyou Huang, Evgenia Pugacheva, and Alexandre Sollaci, Wage-Price Spirals: What is the Historical Evidence, IMF, November 11, 2022