Sans un sursaut politique et un projet continental, l’Europe, abandonnée par les États-Unis et incapable de se réinventer, sera la grande perdante de cette prochaine décennie.
Les années 2020-2023 marquent la fin de l’hypermondialisation. Cette dernière puise ses racines dans la Pax Americana instaurée en 1944 et les accords monétaires de Bretton Woods, qui établirent le dollar comme devise de réserve mondiale, bien que ces accords fussent abandonnés en 1971. Les deux contre-modèles au capitalisme américano-européen s’effondrèrent en 1976 (avec la mort de Mao) et en 1989 (avec la chute du mur de Berlin). L’ouverture des frontières et les avancées technologiques, telles que l’énergie nucléaire civile et internet, ont alors conduit à une mondialisation non seulement économique, mais aussi politique. Cela avait conduit le politologue américain Francis Fukuyama à publier en 1992 «La fin de l’histoire», prophétisant la victoire idéologique de la démocratie et du libéralisme.
Le regroupement de pays disparates selon l’acronyme BRICS+ illustre cette multipolarité. Pourtant, deux empires se font face: les États-Unis et la Chine. Au-delà de leurs protections géographiques, trois domaines concurrentiels les mettront en concurrence: l’intelligence artificielle, la biotechnologie et la cybernétique.
Cette polarité conduira à disqualifier le rôle des organisations internationales (ONU, OMC et OMS). La Russie n’aurait jamais dû avoir joué un rôle géopolitique majeur, si ce n’était pour l’étendue de son territoire, ses ressources naturelles et ses ambitions militaires. Elle restera une menace militaire, mais subira probablement un étouffement intérieur, comme dans les années quatre-vingt.
Dans les prochaines décennies, les tendances démographiques varieront considérablement: l’Afrique connaîtra une forte croissance démographique, l’Asie et les États-Unis verront une croissance modérée, tandis que l’Europe fera face au vieillissement de sa population, et donc à une croissance faible, avec l’immense coût qui pèsera sur ses finances publiques et sa compétitivité.
Quelles sont les prévisions que l’on peut esquisser, sachant que l’histoire est rusée et que les intuitions sont souvent dissipées par les mains hasardeuses du temps?
Partout, l’autoritarisme et la fermeture des frontières s’imposeront. Les États-Unis deviendront de plus en plus isolationnistes et axés sur leur protection militaire domestique, ce qui pourrait entraîner un affaiblissement rapide de l’influence du dollar, conduisant à un choc financier indescriptible. Cet isolationnisme, conjugué à 40 ans de néolibéralisme et d’inégalités sociales domestiques, pourrait être accompagné temporairement de l’irruption d’un ordre républicain fascisant issu d’un populisme de nature mussolinienne ou péroniste.
L’Europe, en proie à un manque d’homogénéité politique et au vieillissement de sa population, pourrait également devenir protectionniste et nationaliste afin de défendre ses États sociaux. Elle serait peut-être encline à choisir une finlandisation (faisant référence à l’influence que peut avoir un pays puissant sur la politique extérieure d’un autre pays) chinoise, car l’idée gaullienne d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural est désormais exclue.
La Chine étendra son influence militaire en Asie. La Corée du Sud, le Japon et Taïwan seront abandonnés par les États-Unis, comme le furent l’Afghanistan et le Vietnam. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils entreront en guerre avec la Chine, mais ils seront encerclés par cette dernière, comme dans un jeu de go.
Malgré l’émergence de sa classe moyenne, l’Afrique, en raison de sa diversité, de ses problèmes de pauvreté et de ses défis démographiques et climatiques, ne formera pas un bloc d’influence majeur, mais elle subira des bouleversements politiques, et certainement migratoires, importants. Elle sera une terre de prédation pour les États-Unis, la Russie et la Chine. Le Moyen-Orient pourrait également devenir, comme le suppute Jacques Attali, l’un des prochains cœurs du monde, encore que son homogénéité ne soit pas acquise. L’Amérique du Sud ne devrait, quant à elle, pas jouer un rôle majeur.
La fin de l’hypermondialisation sera alimentée par des problèmes de surpopulation, des flux migratoires et des chocs climatiques et environnementaux peut-être insoupçonnables.
Nous dirigeons-nous vers une guerre mondiale? Seul un effondrement climatique et environnemental global pourrait la déclencher. Cependant, les frictions entre les grandes zones d’influence et les plaques tectoniques idéologiques, bien qu’elles ne s’affrontent jamais directement, pourraient entraîner de multiples guerres... démondialisées. Ces guerres seront autant des conflits cybernétiques que la réponse à des problèmes environnementaux, alimentaires et hydriques. La rivalité sino-américaine déterminera évidemment la configuration des alliances régionales.
Et qui sera le perdant de cette prochaine décennie? Sans un sursaut politique et un projet continental ouvert vers la diversité ethnique et culturelle, ce sera l’Europe, abandonnée par les États-Unis et incapable de se réinventer. Son risque résidera dans sa lente désintégration, résultant de l’utopie d’une expansion géographique qui ne repose plus sur aucune trame historique ou civilisationnelle solide. Elle a été le berceau de toutes les synthèses philosophiques et religieuses, et donc d’une richesse de pensée inégalée. Elle sera donc vulnérable. Peut-être pour cette raison.