Théorie de la rémunération : nouveau revers pour le fisc

Il y a un an, nous commentions un célèbre arrêt de la cour d’appel de Gand daté du 5 septembre 2023 et qui semblait marquer un revirement jurisprudentiel majeur, en ce qui concerne l’application de la théorie de la rémunération .

Un récent arrêt de cette même cour, daté du 24 septembre 20224 (2023/AR/525) , a de quoi réjouir nombre de contribuables, car il constitue une confirmation franche et nette de cette jurisprudence antérieure.

Et pourtant, dans cette affaire, l’administration fiscale a multiplié les assauts pour essayer d’atteindre le contribuable.

L’affaire, somme toute classique, concerne une société médicale, avec une administratrice et actionnaire unique (médecin spécialisé en biologie clinique), qui a fait l’acquisition d’un immeuble situé sur la côte belge et qui sans conteste lui sert de résidence secondaire utilisée à des fins exclusivement privées.

Selon l’administration, l’achat de cet immeuble n’est nullement fait dans l’intérêt de la société mais bien dans celui de l’administratrice. Et il n’existe aucune justification de preuve de prestations effectives pour admettre la déduction des frais engagés sur cet immeuble.

La société conteste la taxation inévitable, introduit ensuite une réclamation (bien entendu rejetée, comme la plupart des réclamations aujourd’hui) et l’affaire est portée devant le tribunal de première instance de Flandre orientale (division Gand) qui, le 5 janvier 2023, donne raison au contribuable.

L’État décide d’interjeter appel et va sortir l’artillerie lourde, puisqu’elle invoque trois arguments successifs :

  1. premièrement, le non-respect de l’article 49 du CIR (en l’absence de prestations destinées à l’obtention de revenus professionnels),
  2. deuxièmement l’application de l’article 53, 9° du CIR (il s’agit d’une résidence de plaisance),
  3. troisièmement les dépenses doivent être rejetées car elles sont déraisonnables (article 53,10° du CIR).

Mais selon l’adage, « qui trop embrasse mal étreint ! ».

Ces trois arguments sont tous balayés par la cour d’appel de Gand, dans un arrêt particulièrement bien motivé.

1. S’agissant de la théorie de la rémunération, découlant de l’article 49 du CIR, la cour rappelle que les rémunérations des dirigeants constituent des frais professionnels et que celles-ci incluent clairement aussi les avantages de toute nature. Or, seules les déductions qui n’ont strictement aucun lien avec un revenu professionnel, en l’absence de services fournis, pourraient justifier l’application de la théorie de la rémunération, et donc le rejet des frais visés. Mais dit la cour, le flux de revenus obtenus par la société est de 330 000 € à 650 000 € pour les années contrôlées et la société n’est administrée et donc ne tire ses revenus que d’une seule personne, à savoir notre médecin. Par ailleurs, on note que la rémunération pécuniaire s’établit à 30 000 € et 54 000 € et il faut y ajouter l’avantage en nature consistant en la mise à disposition gratuite de l’habitation à la mer.

Les avantages de toute nature sont justifiés par des fiches fiscales et l’assemblée générale a approuvé cette rémunération. La mise à disposition gratuite de l’immeuble constitue une rémunération en nature. Dès lors, il est démontré que l’administration a bien effectué des prestations suffisamment importantes pour percevoir cette rémunération, de sorte qu’il n’y a aucune raison de rejeter les frais de cet immeuble qui fait l’objet de la mise à disposition gratuite. La cour considère également qu’il n’appartient pas à l’administration de s’immiscer dans la gestion des rémunérations d’une société et que s’il existe un écart entre le montant de l’avantage en nature et le montant des charges par la société, ce n’est que du fait du choix délibéré du législateur qui a produit l’article 18 de l’AR/CIR. Par ailleurs, il est absolument incompréhensible que le contrôleur exige une rémunération plus élevée parce que le chiffre d’affaires lui-même a augmenté au fil des années : s’agit d’un pur contrôle d’opportunité sur le mode de rémunération, qui est interdit .

2. Le deuxième argument de l’administration consiste à dire que l’immeuble n’est qu’un lieu de loisirs et de vacances, à savoir une résidence de plaisance et que de surcroit il doit y avoir un rapport de corrélation exacte entre le montant des frais de cette résidence et le montant de l’avantage en nature.

À nouveau, la cour donne une leçon d’interprétation de l’article 53,9° du CIR : en aucun cas, il y aurait une nécessité d’une corrélation ou d’une proportionnalité. Ce qu’a voulu législateur lorsqu’il a créé cette disposition est simplement de refuser les dépenses luxueuses qui témoignent d’une certaine opulence et qui ne sont pas nécessaires à l’exercice du travail professionnel. L’argument du fisc selon lequel l’article 53,9 ne permet la déductibilité que si le bénéficiaire est imposé en raison de ces dépenses se retourne contre lui, puisque, précisément, la société rémunère par un avantage en nature la mise à disposition gratuite de l’immeuble dont les frais sont déduits .

3. Le troisième et dernier argument utilisé par l’administration est la notion de dépenses déraisonnables visée à l’article 53 10° du CIR. Selon l’administration, il existe une vraie exagération des dépenses relatives à l’immeuble en comparaison avec le faible montant taxé dans le chef du bénéficiaire de l’avantage. La cour rappelle que cette disposition vise uniquement à remédier à la disproportion entre les frais exposés par un contribuable et ses besoins professionnels. Or, il n’est pas ici question d’une disproportion sanctionnable : le chiffre d’affaires est très important, puisqu’il dépasse, pour les exercices considérés, 330 000 € et 660 000 €, et cela doit être mis en relation avec les frais encourus qui se situent respectivement à 95 000 et 120 000 €. On ne peut dire que les frais dépassent de manière déraisonnable les besoins professionnels.

Que retenir de cet arrêt qui, à nouveau, met à néant la théorie de la rémunération?

Ce qui est tout à fait remarquable dans cette jurisprudence c’est qu’elle concerne un immeuble dont l’usage est entièrement privé (en bord de mer). L’administration n’est pas parvenue à démontrer qu’il n’existait pas de prestation suffisante et n’ a pu appliquer cette théorie avec succès, puisque, d’une part, la société est gérée par une seule personne et, d’autre part, elle a produit un chiffre d’affaires substantiel.

En outre, l’avantage en nature a été déclaré et taxé.

L’élément commun aux trois arguments utilisés par l’administration est, au fond, la question de la proportionnalité de la dépense par rapport au montant de la rémunération imposable. Le fisc ne supporte pas cette disproportion.

Qu’il s’agisse d’utilisation de l’article 49 du CIR , de l’article 53,9° du CIR ou de l’article 53,10° du CIR, le fisc a multiplié ses assauts pour essayer de démontrer qu’il ne peut y avoir un dépassement entre le montant des frais et le montant de la rémunération imposable.

Mais à chaque fois, elle s’est faite recadrée par la cour d’appel, car cette exigence de proportionnalité n’existe dans aucun des trois articles susvisés.

Il n’est pas exclu qu’un jour cette exigence de proportionnalité soit coulée dans un texte de loi mais, dans l’état actuel de la législation, l’administration interprète de manière extensive et arbitraire certaines dispositions du Code pour essayer de limiter au maximum toutes déductions de frais d’un immeuble en société.

Il est heureux que la cour d’appel de Gand, analysant la portée et l’origine de chacune des dispositions, soit parvenue à canaliser d’une administration qui, dans cette affaire, a tout tenté pour faire craquer la contribuable.

En conclusion, le droit à la déduction des charges immobilières en société ne peut être réfuté par l’administration pour le seul motif qu’il existerait un décalage entre le montant de ces frais et l’avantage en nature, même s’il est relativement réduit.

Avec ce nouvel arrêt de la cour d’appel de Gand, on peut, nous semble-t-il, considérer que l’on est en présence d’un réel revirement de jurisprudence et que celle-ci devient dominante.

Face à cette impasse, l’administration ira peut-être un jour frapper à la porte du futur ministre des finances pour nous proposer une nouvelle disposition législative ?

Il est vraisemblable que ses chances de succès seront plus grandes si le ministre actuel est reconduit. Affaire à suivre.

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