Il y a bien longtemps, dans les brumes de l’adolescence, j’avais acheté en Angleterre le LP des Beatles Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Ce fut, et c’est toujours, ma plus grande émotion musicale, et même une de mes racines originelles.
Lors de son enregistrement en 1967, les Beatles avaient en moyenne 25 ans, et moi 10 de moins quand je l’ai découvert. Plus précisément, Paul McCartney, qui a écrit la chanson, avait 24 ans et se projetait 40 ans plus tard, dans un défi au futur.
Ils étaient jeunes, et ils chantaient : « When I’m sixty-four… many years from now ».
Et le futur s’est écoulé. Savais-je – et aurais-je pu espérer -, à cet âge précoce, qu’adulte, je verrais Paul McCartney en concert, comme le point d’orgue d’une vie qui avait attendu d’être réconciliée avec ses premiers émois musicaux ?
Et voilà qu’aujourd’hui, je passe ce cap, tout en gardant un émerveillement intact pour cet album, et plus encore pour la dernière chanson, « A Day in the Life », qui est probablement le sommet de leur art.
Mais plus encore, je m’interroge chaque jour sur ce qui restera d’une vie. Tout ce que nous avons ressenti, effleuré, aimé, pleuré. Tous ces moments uniques ou partagés, parfois avec des disparus. Ces instants fugaces où le temps semble suspendu, où nos premières émotions se gravent à jamais dans la mémoire, comme des éclats de lumière dans l’obscurité. Ces moments de force et de faiblesse, de doute et de conviction, d’orgasmes et de tristesses, de courage et de renoncement. Tout ce qui a ému nos premières fibres, alimenté nos plus intenses, et souvent obscures, émotions, est intransmissible.
Le temps glisse, implacable, emportant avec lui nos illusions et nos certitudes. Il transforme les souvenirs en nostalgie, et les rêves en mélancolie. Lamartine écrivait : "Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive ». Pourtant, c’est dans ce passage, dans cette fragilité même, que se trouve probablement la beauté de l’existence. Car chaque instant vécu, chaque émotion ressentie, est une victoire sur le néant, un témoignage silencieux de notre passage sur cette terre.
C’est cela, peut-être, un des plus grands mystères de la vie : cette capacité à aimer, à souffrir, à espérer, malgré la conscience de notre finitude. Cette tension entre l’éphémère et l’éternel, entre le poids du passé et la promesse de l’avenir. Nous sommes à la fois les héritiers et les artisans de ce fragile équilibre. Et c’est ce qui me ramène inlassablement à Camus, qui écrivait : « Chaque homme commence l’humanité, chaque homme la termine. »
C’est peut-être pour cela qu’à la fin de cette chanson des Beatles, ils disaient : « Yours sincerely, wasting away. »
Many years ago.