Dans un Etat de droit, ce qui a été acquis en payant des impôts dans le passé et en respectant le cadre légal doit le rester. Ce sont les revenus et autres rémunérations d’ici et de maintenant qui doivent être taxés, pas le patrimoine.
Vous l’aurez deviné : mes origines familiales ne sont pas aristocratiques. Je n’ai aucun baron ou vicomte dans la famille et, même si Frère est le nom de famille de ma mère, je n’ai côtoyé aucun milliardaire qui aurait fait fortune dans l’industrie puis la finance.
Les Petitjean ont cultivé la terre pendant des siècles et accessoirement fabriqué des sabots. Au lendemain de la guerre, alors qu’il avait 12 ans, mon père perd le sien. Sans travail, sa mère parvient à s’en sortir grâce à une pension de survie et surtout au capital que sa famille avait accumulé au fil des décennies, car les familles d’agriculteurs savent une chose : qu’il faut épargner pour les mauvais jours. Mon père sera finalement le premier de sa famille à réaliser des études supérieures. Il réussira même à devenir professeur d’Université.
Après avoir travaillé la terre pendant des siècles, ma famille était-elle devenue rentière ? Au lendemain de la guerre, était-elle parmi les 19,73%, ou que sais-je, des familles les plus riches ? Je n’en sais rien. Par contre, je sais que la justice et la fiscalité en place à l’époque étaient parmi les moins inéquitables au monde, et que sa famille avait respecté les règles juridiques et n’avait jamais été condamnée par la justice.
Si ma grand-mère vivait encore aujourd’hui, aurait-elle dû être soumise à un impôt sur le patrimoine ? Aurait-elle dû faire contre mauvaise fortune bon cœur ? Au bout du compte, quelles sont exactement les conditions " justes " qu’il faudrait respecter pour se donner le droit de s’attaquer au patrimoine des familles ? A celles qui n’ont perdu aucun proche ? A celles qui se retrouvent dans la catégorie des 10%, 5%, 1%, 0,1%, ou 0,01% des plus " riches " ? Et comment définir cette richesse ? En fonction des montants qui dorment sur leur compte d’épargne ? Du nombre de mètres carrés de surface habitable ? Du nombre de parcelles de terrain ? Du nombre de fenêtres que compte leur demeure ? De la longueur de leur yacht ?
Contrecarrer le creusement des déficits par un impôt sur le patrimoine, fût-il ressuscité et temporaire, est inutile, voire contreproductif.
Tout d’abord, Keynes avait raison : l’Etat doit jouer le rôle de producteur de richesse de dernier ressort lorsque l’investissement privé s’effondre et que les marchés sont dysfonctionnels. Malheureusement, le keynésianisme a été abusé depuis plus de 40 ans : il est devenu perpétuel et les déficits structurels, si bien que la situation budgétaire avant même cette crise sanitaire était beaucoup plus fragile en France et en Belgique que dans d’autres pays comme l’Allemagne qui, j’ouvre les paris, ne remettra pas en place l'impôt sur le patrimoine que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe avait suspendu en 1995.
Ensuite, l’impôt sur le patrimoine est d’abord symbolique. Très souvent considéré comme prohibitif par ceux qui doivent le payer, il conduit à des stratégies de contournement fiscal et à une plus forte mobilité du capital. Entre 2002 et 2016, environ 2,5% des contribuables assujettis à l’Impôt sur la Fortune (ISF), sans doute parmi les plus fortunés, auraient choisi de s’exiler.
Ceux qui exigent son retour sont également dans la posture, à la recherche de boucs émissaires que l’on a trop souvent dépouillés dans le passé parce qu’ils semblaient plus riches et plus différents que les autres. Au bout du compte, le nouvel Impôt sur la Fortune Immobilière (IFI) en France n’a permis de récolter que 2 milliards d’euros en 2018, soit 0,75% de tous les impôts prélevés sur le revenu. C’était 5 milliards pour l’ISF en 2017. Cela ne tient évidemment pas compte du manque à gagner cumulatif au cours du temps lié aux départs, en matière de recettes fiscales non prélevées, investissements non réalisés, emplois non créés, etc.
Sur un plan éthique, viser explicitement et uniquement le patrimoine d’une catégorie de la population, quel que soit son niveau de richesse d’ailleurs, ce n’est pas de la justice, même sociale : c’est une forme d’ostracisme. Si une contribution doit être faite pour la collectivité en faveur de la justice, de la santé, ou de l'éducation, elle doit se faire en proportion des revenus actuels de chacun.
Ceux qui pensent que la contribution fiscale des plus aisés n’est pas suffisante, doivent mobiliser l’outil le moins injuste qui consiste à augmenter le taux d’imposition dans les tranches les plus élevées, voire à en augmenter le nombre. Ce sont les revenus et autres rémunérations d’ici et de maintenant qui doivent être taxés, pas le patrimoine. Dans un Etat de droit, ce qui a été acquis en payant des impôts dans le passé et en respectant le cadre légal doit le rester.
Le patrimoine peut effectivement servir à déterminer la capacité contributive de chacun dans des pays qui n’ont pas, ou rarement, établi de justice redistributive par l’impôt ou dans lesquels les biens publics ont été extorqués par des oligarques. Les patrimoines qui émergent aujourd’hui ne sont plus ceux des grandes familles vénitiennes et le fantasme selon lequel les riches seraient pour l’essentiel des oligarques qui se sont enrichis frauduleusement, relève d’une énième théorie du complot.
Ce n’est évidemment pas le cas de la France et de la Belgique qui ont plutôt besoin de promouvoir et d’attirer les personnes qui ont la volonté ou la capacité de prendre des risques. A juste titre, la politique monétaire agressive que la BCE mène depuis 10 ans, affecte déjà tous les rentiers en proportion de leurs avoirs improductifs et c’est une solution beaucoup moins injuste : c’est avant tout l’absence de prise de risque, ici et aujourd’hui, qui doit être taxée par des taux d’intérêt réels négatifs.
Oui, Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) voyait juste : la propriété, ce fut effectivement trop souvent le vol sous l’Ancien Régime mais il est grand temps de tourner cette page une bonne fois pour toute.