L’Europe occidentale s’est longtemps appuyée sur un capitalisme rhénan né de l’ordolibéralisme allemand des années trente et fondé sur un dialogue social de qualité entre les différents acteurs de production et l’État. L’ordolibéralisme découle de l’École économique de Fribourg qui rejette le matérialisme hédoniste autant que le marxisme-léninisme. Selon cette école, l’État doit créer un cadre institutionnel propice à l’économie et maintenir un niveau sain de concurrence. L’État a donc un rôle d’ordonnateur. Ce modèle économique se base sur l’idée d’une responsabilisation solidaire.
L’économie capitaliste américaine est inconciliable avec la tempérance économique qui a caractérisé la construction des systèmes sociaux et États-providence d’après-guerre. Certes, on pourrait argumenter que ces derniers ont de toute façon perdu une partie de leur signification, mais ce serait trop simple puisque nos systèmes sociaux ont quant à eux conservé leurs principaux attributs, tant en matière d’aide aux ménages que d’éducation et de revenus différés associés aux pertes d’emplois et aux retraites.
C’est l’instabilité du capitalisme américain qui se révèle au premier chef incompatible avec la stabilité temporelle associée aux États-providence européens. En effet, l’attribut originel du modèle néo-libéral anglo-saxon est l’absence de tout ancrage fixe si ce n’est son propre cheminement aléatoire.
Il déstabilise les facteurs de production avec la même volatilité qu’un cours de bourse, cours qui reflète lui-même des anticipations antagonistes sur le futur. Nous retrouvons dans ce rapport au temps une friction entre le travail et le capital. Lorsque le capital exprime sa valeur par l’actualisation de spéculations financières (c’est-à-dire en ramenant la valeur hypothétique du futur au présent, avec un facteur de risque), c’est bien de l’optique comptable anglo-saxonne qu’il s’agit. Celle-ci s’oppose à la conception européenne qui déploie le travail, comme une créance, mettant en rapport les rémunérations et les résultats réalisés (c’est-à-dire en basant les investissements sur des richesses effectivement obtenues).
C’est dans l’opposition de ces modèles que se situe, pour partie, le foyer d’amertume et de rancœur des populations européennes qui, jusqu’alors, étaient baignées dans le sécurisant concept de l’État-providence et qui font désormais face à des forces de marché de nature anglo-saxonne (tels les GAFA) que leurs gouvernements ne semblent plus parvenir à encadrer.
Au reste, lorsque certains avancent que le populisme s’étend aux États-Unis et en Europe, il faut remarquer que sa nature est fondamentalement différente. Le populisme américain a conduit un milliardaire à la Présidence de son pays tandis que le populisme européen est de nature profondément travailliste.