L’économie de marché est fondée sur un émiettement des risques et un phénomène continu de dispersion du capital. Ce n’est rien d’autre que la fameuse “main invisible” esquissée par l’économiste écossais Adam Smith. La société anonyme (SA) reflète d’ailleurs cet éparpillement de l’incertitude.
L’actionnariat de l’entreprise structure un cheminement évolutionniste qui le voit se transformer en permanence, selon les forces du marché et le profil de risques des investisseurs. Adam Smith postulait que la croissance économique est un processus continu et endogène, qui s’autoalimente. Mais il y a plus. Le postulat de l’entreprise est que les risques d’un de ses protagonistes doivent être limités. En effet, il n’y aurait pas de circulation du capital si un des acteurs de la chaîne de son transfert devait subir un risque d’appauvrissement illimité.
Comment cela se traduit-il ? Du côté du passif de l’entreprise, l’actionnaire voit sa perte limitée à sa mise de fonds. Au pire, un créancier ne récupérera pas ses avoirs. Du côté de l’actif, le débiteur sera, lui aussi, limité à rembourser ce dont il est redevable. La clé de voûte du système est l’abolition de prison pour dettes, c’est-à-dire l’absence de punition carcérale pour l’insolvabilité. La limite de la sanction du débiteur se trouve dans le maintien de sa liberté. Cette orientation n’est pas anodine, puisqu’un débiteur emprisonné ne pourrait pas travailler à rembourser sa dette.
D’ailleurs, historiquement, l’emprisonnement pour dettes était à la charge du créancier. L’incarcération n’entraîne, en effet, aucun profit dans l’hypothèse où le débiteur est insolvable. Elle peut, au mieux, convaincre le débiteur solvable d’honorer ses engagements. Celui-ci doit donc être libre afin de trouver les moyens de rembourser. Il doit donc recouvrer la liberté de mouvement qui lui est nécessaire pour se mettre en quête des moyens de rembourser. Et ce n’est pas tout : l’absence de prison pour dettes est le reflet, à une échelle plus personnelle, de la limitation des pertes du créancier et de l’actionnaire.
Pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi. Jusqu’à son abolition en 1867, la “contrainte par corps” fut, en France, comme dans la plupart des pays européens et comme c’est encore le cas parfois aux États-Unis par exemple, le mode normal de coercition des débiteurs qui n’honoraient pas leurs engagements.
La prison pour dettes apparaît au Moyen Âge, au moment où le développement progressif des arts et métiers suscite des échanges commerciaux (et donc des relations financières plus strictes) plus denses que ce qu’exigent les communautés agricoles. Mais le crédit ne concerne pas que les commerçants. L’endettement médiéval est un phénomène massif qui n’est pas le monopole de professionnels. Il concerne tous les acteurs économiques et tous les niveaux de la société : marchands, artisans, mais aussi paysans qui empruntent et prêtent couramment pour financer leurs activités ou valoriser leurs capitaux.
Il est vraisemblable que la possibilité offerte aux créanciers de recourir à la contrainte publique favorisa la prolifération des relations d’endettement. C’est, en effet, la démocratisation du recours au crédit qui poussa les pouvoirs publics à encadrer son utilisation par des mesures coercitives destinées à assurer la confiance des créanciers. Dans les pays européens, la prison pour dettes ne fut abolie qu’à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où la société anonyme commença à se développer.
Bizarrement, l’Église s’accommoda de la prison pour dettes, alors qu’elle aurait dû s’y opposer pour des raisons morales. Elle dut probablement conjuguer les contraintes civiles et mercantiles de l’époque. L’Église a toujours dit qu’il fallait payer ses dettes : “En vérité, tu ne sortiras de là que tu n’aies payé le dernier sou” (Matthieu 5, 25).
Quoi qu’il en soit, ces temps sont loin et on ne va plus en prison pour dette. Cette abolition contribua probablement au développement du commerce… sachant que les procédures de faillite existent depuis longtemps. À Nice, au Moyen Âge, le débiteur présentait un plan possible de remboursement partiel, approuvé par les édiles. Puis le failli se présentait sur la place publique, baissait ses chausses et tapait ses fesses trois fois de suite sur une pierre ad hoc en disant : “Je ne dois plus rien, je tape du cul”. Il était quitte de ses dettes, en dehors du plan.
Cette pierre des faillis se trouvait sous la loge du Sénat. Aujourd’hui encore, en niçois, l’expression utilisée couramment pour parler de faillite est “picà dóu cuòu”, frapper du cul.