Livret d’inintérêt

Encore ? Oui, encore, car l’enjeu l’exige ! Cela fait quelques semaines que la question de la rémunération de l’épargne prudente sur les livrets d’épargne réglementés est posée. Ou mieux, s’est imposée. En effet, avec un taux dit « de facilité de dépôt » de la Banque centrale européenne à 3,25%, le taux de 0,11% auquel ont droit encore aujourd’hui la grande majorité des épargnants belge est interpellant, et même, osons le mot, scandaleux. L’espoir est réel que d’ici peu les choses bougent, mais il importe de retaper sur le clou, et de rappeler tant aux banquiers qu’aux élus leurs obligations.

Aux banquiers, il faut malheureusement leur rappeler que le b.a.ba de l’éthique professionnelle est d’offrir un bon service à un bon prix. Que peuvent signifier les beaux discours sur l’investissement responsable, avec éoliennes en arrière-plan de la pub, quand l’entreprise n’offre pas un « juste prix », et donc bafoue les rudiments de sa responsabilité sociétale ? Caraujourd’hui, en se taisant pudiquement sur le caractère « bon » du service, il est éclatant que le prix n’est pas le bon ! Et ce n’est pas tout : à cette immoralité, les banques en ajoutent une seconde, celle de la non-transparence délibérée et de la ségrégation. En effet, les clients bien informés, eux, ont droit à une meilleure rémunération au travers de livrets moins mal rémunérés ou de comptes à terme dont la rémunération, loin d’être affichée, doit se discuter en agence. On se vante d’avoir les meilleurs app bancaires au monde mais celles-ci sont incapables d’afficher la rémunération sur ce produit de base qu’est le compte à terme ! Et aux hommes et femmes politiques, il faut rappeler à la fois qu’ils ont le devoir de mettre un terme aux situations abusives, et qu’ils en ont les moyens.

Reprenons les arguments avancés par les uns et les autres. Le premier, venant du secteur, est que ce taux incroyablement bas est la contrepartie des bas taux hypothécaires à taux fixes qui ont été octroyés ces dernières années. Prêtant à taux bas, les banques ne peuvent que bassement rémunérer les apporteurs de fonds. Si telle est l’explication, et en effet nos banques dites solides ont pris une telle perte sur leur crédits qu’elles sont loin d’être solides, il y a de quoi paniquer. Oui, vraiment, paniquer ! Cela voudrait en effet tout simplement dire que les banquiers font du crédit à long terme à taux fixe en empruntant à taux court, et donc variable, et cela sans se couvrir contre le risque d’un relèvement des taux d’intérêt. Cela, c’est ce que l’OCCH s’était tristement permis de faire en Belgique, avec la fin que l’on a connue dans les années 90, et c’est ce que la Silicon Valley Bank s’était plus récemment permise de faire, également avec le résultat que l’on connaît. Très franchement, en entendant cet argument, il y a lieu, et d’urgence, d’interroger la Banque Nationale de Belgique (BNB) pour savoir si, oui ou non, elle a toléré ce genre de pratique à très haut risque. Un tel « mismatch » en termes de gestion actif/passif (« ALM » dans le jargon) est une faute professionnelle majeure justifiant un retrait d’agrément !

Il y a un deuxième argument, extrêmement pernicieux, qui a été avancé, et malencontreusement repris en chœur par la BNB : il faut que les banques soient rentables pour assurer la stabilité financière. C’est exactement ce qui se donnait à entendre avant la grande crise financière : plus elles dégagent des profits, plus les banques sont solides. Pourtant, la leçon est claire : la stabilité vient de la régulation, pas du profit ! Si une banque se retrouve en 2023 en position délicate avec un portefeuille de crédits hypothécaires à bas taux, c’est sa responsabilité, et ses actionnaires doivent l’assumer. On ne peut que recommander la lecture de « Saving Capitalism from the Capitalists », de Raghuram Rajan et Luigi Zingales, publié il y a 20 ans, en 2003, et qui a gardé toute sa pertinence. Les deux auteurs viennent de publier un petit article d’actualisation dans le trimestriel du FMI (juin 2023), à l’occasion du sauvetage de l’une ou l’autre institution selon des termes qui ne responsabilisent pas et ne donnent donc pas les bons incitants. Par ailleurs, comment comprendre la timidité de la BNB alors que les banques jouent avec le feu, à savoir le risque de se priver, dans la durée, du financement par les livrets dont à la longue les clients se détourneront, et alors que les épargnants sont incités à investir dans des produits plus risqués ? En rendant l’épargne prudente aussi inattractive, banques et superviseurs risquent gros.

Et puis vient un troisième argument : dans une économie de marché, les autorités n’ont pas à intervenir pour fixer un prix, en l’occurrence ici un taux d’intérêt. Ici, encore, il ne faut vraiment pas y connaître grand-chose en économie pour en avoir une lecture aussi simpliste. Il est pourtant élémentaire que le marché puisse connaître des défaillances, et que celles-ci légitiment pleinement une intervention des pouvoirs publics. Et c’est clairement le cas ici, avec une très grande concentration du marché et la barrière à l’entrée constituée par les exigences réglementaires. De plus, il y a un épouvantail qui décourage un acteur à chercher à accaparer une part de marché significative en offrant un prix plus juste, à savoir l’anticipation qu’alors les acteurs en placent ajusteraient à ce moment-là leur tarif. La légitimité d’une immixtion publique est également patente quand on sait que ce sont les pouvoirs publics sont appelés à la rescousse quand une banque tangue. Le « bailing out » des banques est loin d’avoir été éradiqué.

L’autorité est-elle à même d’intervenir ? Oui, et de différentes manières. D’abord, il est actionnaire à 100% de Belfius, dont l’annonce récente sur la rémunération des carnets, si elle va forcément dans la bonne direction, est tout sauf satisfaisante. N’est-ce pas malheureux de voir une entreprise publique se comporter de la sorte, en grugeant les citoyens prudents ? Ensuite, l’Etat devrait faire la pub de son « e-depo », et en aligner la rémunération sur ce qu’il sert, à conditions économiques et financières équivalentes, aux créanciers professionnels. Comment justifier qu’un Etat, pour la même chose, discrimine ses citoyens par rapport aux professionnels belges et étrangers ? Ce n’est pas tout. Il y a les privilèges fiscaux dont jouit le secteur bancaire, tels que l’absence de précompte dans les sicav de capitalisation, le régime de faveur pour l’épargne-pension ou encore l’exonération de précompte pour le produit en cause, le livret réglementé. Par cette exonération, l’Etat incite les gens à épargner d’une manière qui leur est préjudiciable. C’est le monde à l’envers. La menace de supprimer ces niches fiscales qui ne font pas sens pourrait être puissante. Enfin, il y a lieu de considérer, et activement, une interdiction de distribution un dividende avant d’avoir absorbé les pertes encourues sur les crédits du fait de la remontée des taux ! Le capitalisme, c’est la responsabilisation des actionnaires, pas la cartellisation des entreprises, ni l’abus de la faiblesse des clients.

Encore un mot, qui n’est plus de l’économiste mais du citoyen inquiet devant la méfiance envers les dirigeants politiques : les 3%, oui, 3 pour cent, que chaque banque gagne par an, sans rien faire, sur les euros laissé en compte courants et d’épargne sont une incroyable extraction de pouvoir d’achat au détriment des citoyens. Faire cela et laisser faire cela, c’est contribuer activement à l’explosion de la marmite sociale.

C’est donc simple, mais cela n’empêche de devoir se répéter. En matière d’épargne, il n’y a donc vraiment pas lieu d’épargner banques, banque centrale et pouvoir exécutif.


Cette chronique est également parue dans l'Echo.

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