"Die wüste wächst weh dem der wüsten birgt", a écrit Nietzsche dans son Also sprach Zarathustra (traduit librement par "Le désert grandit, malheur à ceux qui cachent les déserts"). On ne saurait mieux décrire la situation typiquement belge. La politique est définie par les cabinets. Ce sont eux qui prennent les décisions stratégiques. Souvent, ils sont composés de personnalités politiques qui ont eu une vie antérieure en servant le parti et le ministre.
Les détachés sont principalement recherchés dans les administrations où l’on sollicite des personnes "du même bord". Ce détachement a le grand avantage queles personnes détachées restent sur la liste de paie de l'administration et perçoivent une prime de "cabinettard" en plus de leur salaire qui est d’ailleurs librement déterminé par le ministre.
Ce n'est, en définitive, pas la prime qui est la plus importante, mais la perspective de revenir au sein de l'administration à un échelon supérieur dans la hiérarchie après le mandat au gouvernement. Voilà la plus grande motivation.
La dernière année des cabinets, dans laquelle nous sommes désormais de facto, sera donc consacrée à «recaser» ces personnes dans les administrations. Cette pratique conduit à une profonde politisation des administrations, qui à son tour oblige le prochain ministre à recomposer des cabinets importants.
La seconde source de recrutement — mais qui est minoritaire — se situe au sein des grandes entreprises. Les entreprises ne sont que trop heureuses d'être invitées à «prêter», comme on dit, un ou plusieurs de leurs employés, au cabinet.
Ces recrutements réalisés en externe sont également salués par les membres des cabinets politiques. De fait, les cabinets ont deux limites: un budget global et un nombre maximal d'employés. Réussir — et presque tous les cabinets y parviennent - à attirer des externes qui restent à charge soit de l'administration, soit d'entreprises, permet ainsi de mieux rémunérer les cabinettards internes.
Après tout, les cabinettards ne sont pas liés par la grille salariale des administrations. Les ministres sont donc entièrement libres de déterminer leurs salaires dans le respect du budget alloué au cabinet. Et pour les amis "politiques" qui trouvent encore leur salaire au sein du cabinet trop bas, cela peut évidemment toujours se compléter par quelques sièges dans les conseils d'administration.
Tout cela est évidemment anormal, car le conflit d'intérêts est ainsi inhérent au système.
Un nouveau contrat de gestion est en cours de négociation avec bpost avec des membres du cabinet salariés de bpost. Quand on informe la ministre que le paiement des salaires des cabinettards par bpost, surtout au moment des grands contrats avec celui-ci, est inacceptable, sa réaction - à savoir que les experts seront désormais payés sur le budget du cabinet — est stupéfiante. Et, bien entendu, elle ne change rien à la question des conflits d'intérêts. La bonne gestion des fonds publics et la bonne gouvernance sont ici piétinées.
Incidemment, le conseil d'administration de ces entreprises est également politisé, présidé et composé par des membres du cabinet. Le fait que, dans le cas de bpost, l'entreprise soit cotée en bourse ne fait qu'empirer les choses. Dans n'importe quel pays normal, une telle collusion manifeste conduirait au limogeage du ministre responsable et des dirigeants de bpost. En Belgique, la réponse est: "tous les cabinets font ça, c'est du belge!"
Cela me rappelle l'époque où j'étais chef de cabinet. Les cabinets donnaient des contrats à des amis sans aucune procédure d'appel d'offres. Tous les cabinets le faisaient. La Cour des comptes a, du reste, examiné tous ces contrats et tous, sauf un, se sont révélés irréguliers. Depuis lors, les cabinets ne sont plus autorisés à attribuer des contrats sans impliquer l'administration. Pour autant, même si c'est un progrès, cela ne fait que déplacer le problème dans la mesure où les administrations sont politisées.
L'existence des cabinets est l'une des principales causes de l'inefficacité de l'appareil gouvernemental, selon l'OCDE. La réforme de l'administration fédérale belge (réforme dite "Copernic ») prévoyait des cellules politiques dans les administrations. Un pas qui semblait aller dans la bonne direction, à condition que cela aille de pair avec la suppression des cabinets... Mais quoi de plus amusant que de s'entourer d'âmes sœurs idéologiques et partisanes?
En tant qu'ancien chef de cabinet au niveau fédéral, flamand et wallon, j'ai toujours eu à disposition 50 à 65 collaborateurs. La moitié d'entre eux était «politiquement» active et rarement présente au cabinet. L'autre moitié a fait ce que les administrations doivent réellement faire, ce qui a conduit, non seulement à des doubles emplois, mais aussi à des inefficacités.
En tant qu'ex-chef de cabinet au niveau européen, je pouvais compter sur six collaborateurs. Les Pays-Bas et les pays scandinaves, pour me limiter à ces exemples-là, figurent invariablement dans la liste desadministrations les plus efficaces. La culture de cabinet leur est étrangère.
Un ministre danois bénéficie seulement de deux cabinettards, un ministre néerlandais n'a que son chauffeur. Tout conflit d'intérêts est ainsi évité. L'administration est dépolitisée et motivée, et travaille dans l'intérêt public et non dans l'intérêt du particomme c'est le cas dans les cabinets.
Évitons de ramener le cas de bpost à la seule question de savoir si des primes sont versées ou non aux dirigeants, mais utilisons plutôt cet exemple pour enfin nous débarrasser de cette culture des cabinets en Belgique, ce fléau pernicieux, gaspilleur d'argent et caractérisée par des conflits d'intérêts. Qui montrera l'exemple et abolira son cabinet? N’oublions pas, die wüste wächst.