Dès le début du 19e siècle, l’embrasement du capitalisme a été provoqué par la révolution industrielle, elle-même fondée sur la démultiplication de la force humaine par la machine. Depuis deux siècles, nous avons donc profondément transformé les ressources de la terre. Cette révolution industrielle a conduit, surtout depuis les années septante (car cela a coïncidé avec la croissance géométrique de la population humaine et de son développement) à engager les humains dans une course frénétique et narcissique à la croissance et à la possession. Le développement du capital a conduit à renforcer la monnaie comme substitut à la nature, tout en détruisant celle-ci. Et aujourd’hui, nous faisons face aux colères dans une saturation de l’individualisme.
Nous avons aspiré le futur de la planète au travers de sa surexploitation. Le négoce du futur permet son emprunt. Les marchés financiers permettent d’ailleurs donc de « remonter » le temps puisque la spéculation est d’ailleurs un pari sur le futur. Mais parfois, la remontée du temps nous plonge dans notre passé puisque nous détruisons ce que, dans le passé, la nature a mis des millions d’années à produire (eau, matières premières, forêts, mers). C’est ainsi qu’en consommant deux planètes par an, nous nous plongeons dans une planète qui n’a pas le temps de se régénérer.
On peut conceptualiser, de manière imagée, cet emprunt du temps. Dans l’économie agricole, le temps était cyclique et circulaire, rythmé par les saisons d’une économie agricole. Avec la révolution industrielle, il est devenu linéaire, comme une ligne de travail à la chaîne. Mais cette ligne de production fonctionne dans les deux sens : elle pousse des produits vers le futur, mais elle aspire, de ce même futur, les ressources de la nature. Les fruits de la nature sont transformés et consommés. Ils sont anticipées, et transformées en monnaie, qui, elle, n’existe pas à l’état naturel. Puisque la croissance est fondée sur la pollution, nous sommes riches d’un symbole, mais pauvres d’une terre.
Chaque jour me rend plus inquiet, car nous sommes devant les silences qui précèdent les grands périls. Depuis des années, nous savons que le paroxysme des déséquilibres climatiques, environnementaux, migratoires, sociaux, etc. se situe en 2030 au plus tard. Mais, en vérité, ce sera plus tôt. Et c’est même maintenant. Nous devons faire face à des périls que nous avions pourtant collectivement pressentis, mais auxquels, individuellement et secrètement, nous croyions avoir échappé. À tort. Sans action décisive, nous serons les prophètes du néant.
Au reste, rien ne dit que nous éviterons une nouvelle hystérie (ou guerre ?) mondiale, exacerbée par la surpopulation, le reversement climatique, et les pénuries alimentaires et hydriques. La planète exténuée va rendre les humains encore plus furieux des déséquilibres et des raréfactions qu’elle lui impose. La raréfaction des ressources va conduire à une perte complète de la tempérance sociétale, car la peur entraîne la prédation et donc la violence.
Nous ne pouvons plus dissocier, ainsi que je l’ai erronément cru trop longtemps, économie et écologie, car l’avidité de l’enrichissement entraîne un saccage de la nature. J’ai d’ailleurs construit une intuition, c’est que la remédiation climatique est incompatible avec l’économie de marché capitaliste néolibérale, telle que nous la connaissons. On ne peut plus souscrire aveuglément aux thèses d’Adam Smith (1723-1790), selon lequel l’atteinte du bien-être collectif s’obtient grâce, pour partie, à l’appât du gain inhérent à chaque individu.
C’est pour cette raison que les problèmes climatiques vont certainement devoir conduire à s’extraire de ce type d’économie, voire à repenser les fonctions de la monnaie, dans le sens d’une gestion plus collectiviste, et sans doute plus autoritaire. Il n’est pas exclu que les articulations politiques collectivisent des pans entiers de l’économie privée, sous forme de confiscation et de nationalisations. Si la survie de l’humanité ne passe pas par l’économie de marché et que nous sommes incapables de déployer une intelligence collective démocratique pour aborder les défis environnementaux, alors des régimes autoritaires, et peut-être génocidaires, apparaîtront.
Mais, en vérité, ce constat n’est pas neuf puisque ceci fut souligné, sous forme d’avertissement, par les Meadows, le Club de Rome, etc. qui ont travaillé sur ces incompatibilités dès les années soixante-dix. Les plus âgés se souviennent de René Dumont, candidat écologiste à l’élection présidentielle française de 1974, sensibilisant les spectateurs au gaspillage et affirmant, face à la caméra : « Nous allons bientôt manquer de l’eau et c’est pourquoi je bois devant vous un verre d’eau précieuse puisqu’avant la fin du siècle si nous continuons un tel débordement, elle manquera ». Tout ceci fut occulté par la plongée dans le néolibéralisme du début des années quatre-vingt.
C’est donc « avec une brûlante inquiétude » (qui sera le titre de mon prochain essai), en référence à l’encyclique du Pape Pie XI transmise clandestinement dans l’Allemagne nazie de 1937 pour être lue le jour des rameaux, qu’il faut être en conscience et dans l’action environnementale individuelle et collective. Pie XI mettait en garde contre les forces du mal qui allaient se déchaîner deux ans plus tard, et dont les premières manifestations étaient déjà audibles. Si nous ne nous faisons pas face aux plus grands périls environnementaux qui nous font face, nous serons bientôt en 1937.