À quelques jours de mes 20 ans, j’attendais un événement.
Quelques mois plus tôt, Ronald Reagan avait prêté serment comme président des États-Unis, et je savais, comme tant d’autres, qu’un basculement politique gigantesque était sur le point de s’abattre sur la planète.
Lors de son discours d’investiture, Ronald Reagan avait dit : le gouvernement n’est pas la solution, mais le problème. Dans leur impérialisme dogmatique, les États-Unis voulaient signifier la fin des États-providence qui avaient pourtant permis la reconstruction européenne de l’après-guerre.
Et ce que j’attendais avec tant d’impatience fut le visage de François Mitterrand, apparaissant ligne par ligne, en noir et blanc, avec hésitation, à 20 heures, le 10 mai 1981. S’il s’agissait certes d’un homme d’un autre temps, il apportait à ma génération l’espoir de vivre son mai 68 par procuration, en attendant le coup de sifflet pour sortir des tranchées de l’adolescence.
En faculté d’Économie, on ne parlait plus de Karl Marx, lointain aïeul de la guerre froide
On ne parlait plus non plus de l’économiste britannique John Maynard Keynes, qui était devenu un bruit faible de la pensée économique. I
On chuchotait, en termes vagues et lointains, le nom de Milton Friedman et ses idées de dérégulations.
Dix ans plus tôt, en août 1971, les États-Unis avaient fait chavirer, à leur bénéfice, le système monétaire d’étalon-or qui avait assuré la reconstruction d’après-guerre. Les décidèrent unilatéralement de ne pas rembourser leurs dettes, engouffrant le système financier mondial dans un cataclysme de dévaluations et d’inflation.
Ce choc financier fut amplifié par deux chocs pétroliers eux-mêmes entraînés par la chute de valeur du dollar et par la guerre du Kippour entre Israël et des pays arables. L'l’économie mondiale renoua avec la résurgence du chômage de masse dans le cadre d’une gigantesque mutation de l’économie manufacturière vers celle des services.
On n’avait pas compris que l’année 1981 correspondait à l’entrée dans un monde économique anglo-saxon qui n’aurait de cesse de disqualifier les structures sociales au profit d’une confrontation individuelle à l’aléa, comme si l’écorce d’un arbre était sans cesse arrachée.
Comme dans les années 70, les temps monétaires sont porteurs de très grands dangers. Voilà où la poursuite effrénée de richesse, promise par les zélotes anglo-saxons du capitalisme, nous a menés, sans compter les impératifs défis environnementaux. Le néolibéralisme nous a anesthésiés dans les mensonges du progrès social partagé et de l’innovation technologique salvatrice de nos propres saccages de la nature, comme si le perfectionnement capitalistique effaçait ses propres souillures.
Les États européens sont aujourd’hui écartelés entre, d’une part, un ordre marchand insolent et d’autre part, des populations en attente des avantages sociaux que des années de cotisations promettaient, sans avoir été prudemment gérées.