Si les tassements conjoncturels, comme celui que nous abordons, présentent un seul aspect positif, c’est celui probablement de forcer à réfléchir au modèle économique et à la « destruction créatrice » énoncée par l’économiste Schumpeter. Cette réflexion est indispensable parce que les crises déplacent les richesses et les dettes entre agents économiques. La démarche devra, cette fois, être plus rigoureuse qu’un espoir passif de rétablissement conjoncturel, parce que l’Etat est dans une situation complexe. Des questions sur le partage des richesses sont, de surcroît, posées avec acuité.
Du reste, l’Etat n’existe pas en tant qu’agent économique autonome. Il est transitif, levant l’impôt pour le répartir et rembourser la dette publique. Le remboursement (ou la stabilisation) de la dette publique trouve donc sa contrepartie dans le prélèvement fiscal. Or la dette atteint bientôt une année de PIB. A cette dette se rajoutera une autre dette, encore imprécise, que constituent les coûts du vieillissement de la population (pensions, soins de santé, etc.).
Ces deux dettes interpellent le pouvoir exécutif : quelles seront les lignes de l’épure fiscale destinée à assurer le financement de la dette et à conforter la prospérité des futures générations dans le respect du contrat moral qu’est l’impôt ? Les axes de ces questions sont interdépendants, car l’équité fiscale est d’abord une question de synchronie générationnelle. Elle n’est assurée que si les générations qui bénéficient des biens publics sont les mêmes que celles qui contribuent à leur financement.
Sous cet angle, la fiscalité du Royaume présente une faiblesse structurelle, puisqu’à fiscalité inchangée, le remboursement de l’endettement se fera au détriment des générations suivantes. Encore faut-il, bien sûr, que ces générations futures ne décident d’accepter l’héritage fiscal sous bénéfice d’inventaire. Cela conduit à la véritable question : la fiscalité est-elle structurée de manière à assurer la croissance des prochaines décennies, déduction faite des dettes à rembourser ? A notre avis, la réponse est incertaine et sujette à débat. Voici pourquoi.
En bonne logique, l’impôt devrait être structuré autour de la géographie et de la démographie du pays. C’est à ce niveau qu’une singularité transparaît : dans de nombreux pays, l’impôt est souvent échafaudé sur une logique manufacturière, typique aux sociétés industrielles, alors que plus de la moitié du PNB provient désormais du secteur tertiaire, c’est-à-dire des services.
La fiscalité ne semble avoir fait le deuil ni du passé industriel, ni de la perte de prospérité nationale, ce qui explique la lourde taxation des revenus du travail et du capital. Une fiscalité industrielle est typiquement redistributrice, et non stimulante. Pourquoi ? La raison en est simple : dans une économie manufacturière et extractive (acier, charbon, etc.), la ressource naturelle (supposée disponible sans limite et sans substituts) est transformée. Il suffit donc de taxer cette transformation qui fournit la valeur ajoutée et constitue une rente de situation. Il n’est donc pas nécessaire de stimuler de nouveaux investissements tant que l’effet d’aubaine perdure.
Or, on le sait désormais : la mondialisation, conjuguée à des exigences de transferts sociaux et de perspective providentielle de l’Etat, ont rendu la stratégie fiscale passée totalement caduque.
De surcroît, l’impôt n’est pas suffisamment incitatif, puisqu’il ne fournit pas à la Belgique – une zone de transit par excellence – suffisamment de stimulants pour que le capital se stabilise dans notre pays. En d'autres termes, l’impôt consolide une emprise statique qui est incompatible avec le caractère mobile et dynamique des facteurs de production. On n’accorde pas assez de stimulants fiscaux afin de diminuer le coût du travail des sociétés qui voudraient s’installer en Belgique. Pourtant, le capital est fluide et les décisions d’investissements sont désormais prises à un niveau continental. De plus, notre modèle fiscal doit désormais se structurer dans la dépendance des capitaux et des centres de décisions étrangers.
On peut ne pas s’émouvoir du fait que des entrepreneurs choisissent de délocaliser leurs productions. Mais alors, il faudrait préciser quels avantages différentiels sont offerts par notre économie. Quelles sont les activités à haute valeur ajoutée et les centres d’excellence que nous voulons privilégier ? Comment nos entreprises peuvent-elles rayonner comme des prestataires de services internationaux?
Notre régime fiscal devrait modifier son angle d’approche. L’impôt doit désormais être stimulant et promouvoir l’innovation. Les ruptures fiscales sont toujours complexes, car elles ne réunissent que rarement les consensus politiques. Mais avons-nous vraiment le choix ? Sans doute pas. La rente de richesse du pays a non seulement été consommée : elle a été empruntée. Il faut donc la rembourser et la reconstituer avec le souci de la prospérité des générations futures.