Dans un récent arrêt du 31 mars 2022 (46131C), la Cour administrative a considéré qu’un fonds d’investissement immobilier français – plus précisément une Société à Prépondérance Immobilière à Capital Variable (« SPPICAV ») - ne pouvait être éligible au privilège mère-filiale luxembourgeois. Comme nous le verrons, cet arrêt nous semble toutefois aussi receler son lot de bonnes nouvelles pour les SOPARFI luxembourgeoises qui investissent dans des sociétés faiblement imposées, notamment certaines sociétés d’investissement qui bénéficient d’un taux d’imposition effectif proche de zéro.
Le Grand-Duché compte plusieurs dizaines de milliers de sociétés holdings, également dénommées "Sociétés à Participations Financières" (SOPARFI). Une SOPARFI a pour vocation de détenir des participations. Elle est soumise au régime d'imposition des sociétés de droit commun, c’est-à-dire à l’impôt sur le revenu des collectivités (IRC) - majoré par une contribution au fond pour l’emploi - et à l’impôt commercial communal ( ICC). Le taux global d’imposition combiné avoisine 25%. Par ailleurs, la SOPARFI est en principe soumise à l'impôt sur la fortune (ISF) au taux de 0,5%.
En pratique, la SOPARFI ne paie généralement pas (ou pratiquement pas) d'impôts au Luxembourg grâce au privilège mère-filiale, qui transpose la directive mère-filiale en droit interne luxembourgeois. Lorsque les conditions d'application du privilège mère-filiale (condition « de participation » et condition « de taxation ») sont réunies, les dividendes recueillis et les plus-values sur actions réalisées sont intégralement exonérés à l’IRC/ICC. Les participations importantes éligibles au privilège mère-filiale sont également exonérées de l'ISF.
Dans l’arrêt rendu par la Cour administrative le 31 mars 2022, le débat s’est porté sur l’interprétation de la condition dite « de taxation ». Cette condition requiert que la filiale soit soumise à un niveau d’imposition suffisant. Elle est formulée de manière relativement souple pour les filiales établies dans l’Union européenne, puisque celles-ci peuvent se satisfaire d’être des « sociétés résidentes d'un Etat membre de l'Union européenne visées à l'article 2 de la Directive mère-filiale ». Afin d’être qualifiées comme telles, il faut que la filiale (établie dans l’UE) soit « assujettie à un impôt des sociétés, sans possibilité d’option et sans être exonérée » ; son niveau d’imposition effectif est, en principe, sans importance. C’est ainsi qu’une filiale établie dans l’Union européenne qui serait soumise à un taux d’imposition effectif (fort) faible pourrait être éligible au privilège mère-filiale. Citons, par exemple, l’exemple bien connu de filiales établies à Madeire bénéficiant d’un taux d’impôt des sociétés de 5% (à la faveur du régime d'aides «Zone franche de Madère» ou « Free Zone Regime »).
Pour refuser à la SPPICAV française le bénéfice du privilège mère-filiale, la Cour administrative s’est appuyée sur l’interprétation conférée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à la condition précitée suivant laquelle la filiale doit être « « assujettie à un impôt des sociétés, sans possibilité d’option et sans être exonérée ».
Dans son célèbre arrêt Wereldhave du 8 mars 2017, la CJUE a estimé que cette exigence comportait en réalité deux composantes : l’une positive, celle d’être assujettie à un impôt des sociétés, et l’autre négative, celle de ne pas avoir de possibilité d’option ni d’exemption. Au cœur de cette affaire figuraient des « organismes de placement collectif à caractère fiscal » hollandais (OPCF). L’OPCF est formellement assujetti à l’impôt des sociétés néerlandais… mais peut bénéficier d’un taux zéro à condition de distribuer la totalité de ses bénéfices à ses actionnaires endéans un certain délai. Au regard du texte et des objectifs de la directive mère-filiale, la CJUE a conclu que pareille société d’investissement, qui est par principe assujettie à l’impôt des sociétés mais qui est soumise à un taux zéro, se trouve de facto dans la même situation que celle qui est exonérée d’impôt.
Autrement dit, le simple fait qu’une société soit théoriquement soumise à l’impôt des sociétés ne suffit pas: encore faut-il qu’elle soit effectivement soumise à l’impôt. On comprend mieux le raisonnement des magistrats européens lorsque l’on a à l’esprit le but poursuivi par la directive mère-filiale : l’élimination de la double imposition sur les flux de dividendes entre filiales et sociétés mères établies au sein de l’UE. Or, lorsque l’on est en présence d’une filiale qui, à l’instar d’un OPCF, n’est redevable d’aucun impôt, le risque de double imposition est écarté. On peut alors concevoir que la filiale en question ne soit pas éligible et que les dividendes distribués à sa société mère soient exclus de l’exonération prévue par la directive mère-filiale.
Dans son arrêt du 31 mars 2022, la Cour administrative a été amenée à trancher la question de savoir si un fonds d’investissement immobilier français – plus précisément une Société à Prépondérance Immobilière à Capital Variable (« SPPICAV ») – pouvait bénéficier du privilège mère-filiale Luxembourg.
En droit fiscal français, la SPPICAV est exonérée de l’impôt des sociétés, moyennant le respect de certaines conditions (article 208 du Code général des impôts). La Cour administrative a estimé, à juste titre selon moi, que la SPPICAV ne satisfaisait pas à la condition de taxation de la directive mère-filiale, dès lors qu’elle bénéficiait d’une exonération dite « subjective », c’est-à-dire liée à sa personne, par opposition à une exonération dite « objective » qui ne couvrirait que certains types de revenus.
Pour la Cour, une imposition « potentielle et théorique » de la SPPICAV en France ne suffit pas pour être éligible au privilège mère-filiale : il faut être en mesure démontrer, preuves à l’appui, que la SPPICAV n’a pas bénéficié de l’exonération prévue par le droit français.
Il est remarquable de faire observer que la Cour administrative laisse la porte ouverte à l’application du privilège mère-filiale aux sociétés (établies dans l’UE) qui sont soumises à l’impôt des sociétés, tout en bénéficiant d’un taux d’imposition effectif (fort) faible.
En effet, la Cour entérine, nous paraît-il, un jugement antérieur du tribunal administratif du 15 février 2012 qui avait considéré qu’une SICAV belge pouvait bénéficier du privilège mère-filiale, malgré sa soumission à un taux d’imposition effectif proche de zéro (si la SICAV belge est bien assujettie à l’impôt des sociétés en Belgique, elle est toutefois taxée sur des bases réduites).
Dans son arrêt du 31 mars 2022, la Cour prend d’ailleurs soin de distinguer soigneusement le cas de la SPPICAV (exclue du privilège mère-filiale dès lors qu’elle bénéficie d’un exonération subjective, et que son assujettissement à l’impôt des sociétés français n’a pas pu être établi au regard de bulletins d’impôts) de la SICAV belge (susceptible de bénéficier du privilège mère-filiale, étant assujettie à l’impôt des sociétés belge).
Si une SOPARFI investit dans une société d’investissement bénéficiant d’une exonération « subjective », par exemple une SICAV luxembourgeoise ou une SPPICAV française, elle ne pourra en principe pas bénéficier du privilège mère-filiale luxembourgeois. Une société holding belge qui investit dans ce type de sociétés d’investissement exonérées est logée à la même enseigne (inapplication du régime des revenus définitivement taxés – RDT – sur les dividendes reçus et du régime d’exonération des plus-values sur actions).
A suivre la jurisprudence de la Cour administrative, une société d’investissement soumise à l’impôt des sociétés dans un Etat membre jouissant d’un taux d’imposition effectif faible pourrait être éligible au privilège mère-filiale luxembourgeois. La question se présente sous un autre jour en Belgique, où la condition de taxation du régime mère-filiale est plus rigide. En droit fiscal belge, les sociétés d’investissement bénéficiant d’un régime exorbitant du droit commun sont effet réputées ne pas remplir ladite condition de taxation. Aussi, lorsqu’une holding belge reçoit un dividende en provenance d’une SICAV belge (qui est soumise à l’impôt des sociétés, mais bénéficie d’un régime exorbitant du droit commun), elle ne peut en principe pas bénéficier du régime des RDT. Une conclusion analogue doit être tirée lorsque la holding belge investit dans une société d’investissement en capital à risque ("SICAR") luxembourgeoise qui réalise des investissements de type private equity (si la SICAR est soumise à l’impôt des sociétés au Luxembourg, elle bénéficie néanmoins d’un régime exorbitant car elle jouit d’une exemption dite « objective » sur les revenus/ plus-values sur les investissements en capital-risque). On précisera enfin que cette catégorie de sociétés d’investissement peut malgré tout satisfaire à la condition de taxation dans la mesure où la société d’investissement investit dans des « bonnes » actions (càd des actions qui satisfont elles-mêmes à la condition de taxation) et redistribue annuellement au moins 90% de ses revenus ; c’est ce qu’on appelle dans le jargon le régime des « SICAV RDT ». Le ministre des Finances belge a toutefois l’intention d’abroger le régime fiscal des SICAV RDT… Affaire à suivre !
Denis-Emmanuel Philippe
Avocat aux Barreaux de Bruxelles et de Luxembourg (Bloom Law)
Maître de conférences à l’Université de Liège