Abus fiscal et service des décisions anticipées

1. - Dans les relations que tout contribuable peut avoir avec l’administration fiscale, on observe un phénomène assez étrange. Il concerne l’utilisation par celle-ci de la disposition anti-abus, le célèbre article 344 §1er du CIR92.


Force est de constater que presqu’aucun contrôleur des contributions ne motive ses avis de rectification en invoquant cette mesure. Dans ma pratique et dans celle de nombreux consœurs et confrères, on ne voit presque jamais un redressement basé sur l’article 344 §1er du CIR92. De même, on peut compter sur les doigts de la main les jugements et arrêts qui concluent à l’existence d’un abus fiscal.


En revanche, l’interprétation de cette disposition est très souvent réalisée par le Service des Décisions Anticipées (SDA) qui ne manque jamais de décortiquer une opération qui lui est soumise pour vérifier si le but de cette opération n’est pas "trop fiscal".


J’invite chacun à faire ce petit test : tapez le mot clé « Article 344 §1er « dans n’importe quelle base de données fiscales et vous constaterez immédiatement que la grande majorité des résultats ne concernent que des décisions anticipées (ou des articles qui commentent ces décisions anticipées).


Ce constat étant posé, certaines questions surgissent dès lors immédiatement : comment expliquer ce désintérêt des agents du fisc et ce profond intérêt du SDA ? Est-ce à dire que tout demandeur d’une décision anticipée est plus susceptible de commettre un abus fiscal que tout autre contribuable ? Comment comprendre que les Cours et Tribunaux n’admettent que très rarement qu’une opération soit qualifiée d’abus fiscal, alors que de très nombreuses décisions anticipées publiées se terminent par un examen approfondi de cette disposition, et que, plus encore de très nombreux rejets de demandes sont notifiés aux demandeurs, qui doivent abandonner la procédure par suite de l’application de l’article 344 §1er du CIR92 faite par les agents du SDA. Plusieurs membres (experts-comptables ou conseils fiscaux) de notre ASBL ADFPC me font part de ces rejets et s’en émeuvent. Rappelons en effet que l’existence de nombreuses décisions publiées ne doit pas faire oublier le nombre tout aussi élevé de retraits des demandes, par suite d’avis défavorables.


Mon propos n’est évidemment pas de contester le droit dont dispose tout à fait légitimement le SDA d’appréhender toute opération aux fins de s’assurer qu’elle n’est pas inspirée par de seules raisons fiscales. Cela fait bien entendu partie de ses prérogatives.


Il me parait cependant opportun de rappeler certains principes essentiels et de les confronter à la manière dont aujourd’hui ils sont interprétés par ce Service, dont, pour rappel, la première des missions est de conférer une sécurité juridique à des opérations envisagées par les citoyens qui frappent à sa porte.


2.-


L’article 344 §1er du CIR92 énonce qu’ il y a abus fiscal lorsque le contribuable réalise, par l’acte juridique ou l’ensemble d’actes juridiques qu’il a posé, l’une des opérations suivantes :


1° une opération par laquelle il se place en violation des objectifs d’une disposition du présent Code ou des arrêtés pris en exécution de celui-ci, en-dehors du champ d’application de cette disposition ; ou

2° une opération par laquelle il prétend à un avantage fiscal prévu par une disposition du présent Code ou des arrêtés pris en exécution de celui-ci, dont l’octroi serait contraire aux objectifs de cette disposition et dont le but essentiel est l’obtention de cet avantage.


Cette disposition ajoute qu’il appartient au contribuable de prouver que le choix de cet acte juridique ou de cet ensemble d’actes juridiques se justifie par d’autres motifs que la volonté d’éviter les impôts sur les revenus.


Tant le texte de loi que la doctrine administrative précisent très clairement que, dès que le contribuable peut démontrer qu’outre les motifs fiscaux, d’autres motifs non-fiscaux ont gouverné le choix de l’acte juridique, les motifs non-fiscaux prévaudront.


Le contribuable peut ainsi fournir une preuve contraire valable et sortir du champ d’application de la disposition anti- abus. Certes, les motifs non fiscaux invraisemblables ou « bateaux » pourront être écartés par le fisc.


Dans un célèbre arrêt du 10 novembre 2011, aff. C-126/10, Foggia – SGPS), la CJUE rappelle en outre que dès que coexistent, un motif économique (réel) et un motif fiscal à une opération envisagée, la disposition anti-abus ne peut trouver à s’appliquer.

Lorsque des opérations ne poursuivent pas les objectifs économiques que sous-tend la législation fiscale ou sont sans aucun rapport avec la réalité économique, le fisc peut user de l’article 344 §1er du CIR.


Mais cela ne signifie absolument pas que pour atteindre une objectif économique donné, l’on doive à tout prix opter pour l’opération qui génère le plus d’impôt. Ce ne serait d’ailleurs pas dans la logique de ce que doit rechercher tout « bon père de famille » dont la première préoccupation financière est de ne pas mettre à mal son patrimoine.


Entre deux chemins possibles, choisir le moins taxé pour atteindre le résultat économique voulu n’est-il pas naturel ?


3.-


Dans diverses appréciations récemment faites par la SDA d’opérations qui lui sont soumises, on observe une analyse exclusivement économique qui s’écarte de ces principes. Or, on ne peut nier la réalité juridique.


Sous couvert d’une nécessaire conformité à une réalité économique, c’est trop souvent, le légitime souhait d’une réduction d’impôt qui se voit sanctionné par le SDA pour motiver ses décisions de rejet. Or, il n’est pas du tout certain que nos cours et tribunaux prendraient le même chemin.


Une telle analyse est inquiétante , tant par la subjectivité qu’elle révèle que par le fait qu’une réalité économique et le désir d’éviter l’impôt peuvent très bien se confondre.


La Cour de cassation a d’ailleurs fermement condamné le recours à la théorie de la réalité économique dans un célèbre arrêt (Au Vieux Saint Martin Cassation. 22 mars 1990, Pas. 1990, I, p.849.)


Si nous ne contestons évidemment pas la nécessité que des éléments économiques ou financiers doivent entrer en ligne de compte dans l’examen d’une opération, qui génère un gain fiscal, l’interprétation exclusivement économique et non juridique d’une loi fiscale n’est pas admissible.


La possibilité de réaliser des économies d’impôt et de le faire par ailleurs intentionnellement est une faculté expressément admise par le droit fiscal. On cherchera en vain une décision de justice qui interdirait à un contribuable d’organiser ses activités en vue de payer le moins d’impôt possible. Or ces dernières années , cette analyse n’est plus partagée par certains agents du SDA.


Un exemple (parmi bien d’autres) illustre cette évolution pour le moins interpellante (je l’évoque dans mon ouvrage « Le contribuable face aux mesures anti-abus publié en 2018 chez Anthemis pages 36 à 38).


Prenons le cas d’une scission partielle visant à séparer le pôle immobilier du pôle opérationnel en vue de faciliter la cession de l’activité opérationnelle par un repreneur non désireux d’acheter les immeubles mais qui en revanche peut pérenniser l’entreprise et garantir l’emploi


Le fait que la cession consécutive des actions de la société opérationnelle puisse donner lieu (par le seul l’effet de la loi) à une exonération des plus-values sur actions constitue-t-il un moyen de contourner abusivement une disposition fiscale ? Telle est pourtant le point de vue du SDA estimant qu’il y a une unité d’intention (scission partielle suivie par la vente des actions) caractérisant un abus fiscal.


Le SDA considère que le seul moyen d’ échapper à la qualification d’abus est un engagement formel que doit fournir le demandeur à réinvestir le produit net de la vente des titres dans des activités en Belgique.


Nous ne voyons au contraire aucun abus fiscal. Il s’agit, à notre estime, d’une simple conséquence, certes fort heureuse et avantageuse sur le plan fiscal pour le cédant, d’une opération qui dans son ensemble répond à une motivation économique et commerciale parfaitement valable. A nouveau le SDA nous semble franchir un pas de trop en considérant qu’un gain fiscal (qui lui semble excessif ou indu) puisse forme un quelconque abus fiscal.


L’engagement de réinvestissement, pour échapper à l’abus fiscal crée de surcroit une condition extra-légale.


4.-


En d’autres termes, le seul fait d’entrer dans le champ d’application d’une disposition fiscale favorable ne caractérise pas un abus.


Telle est la seule portée de notre contribution et notre message au SDA.


En aucun cas, nous ne remettrons en cause l’importance et la légitimité de ce Service essentiel aux citoyens et le grand professionnalisme des agents qui en font partie.


Mais il nous parait tout autant essentiel d’insister sur la nécessité que, dans l’examen, des dossiers qui lui sont soumis, une interprétation respectueuse de la portée réelle de l’article 344 §1er soit donnée sans que n’interfèrent des considérations subjectives (voire morales) ou exclusivement économiques, phénomène que l’on observe de plus en plus.


On ne peut ajouter des conditions à la loi. Trop de dossiers introduits sont stoppés net, par ce filtre d’une interprétation, parfois inexacte , de la disposition abus. On s'étonne en effet de ce qui est perçu comme un motif valable ou un motif non valable, selon le SDA.


La brèche de l’appréciation exclusivement économique des lois fiscales étant ouverte, il faut en outre craindre qu’elle ne conduise à une profonde insécurité juridique.


Ce qui serait, reconnaissons-le, totalement contraire à ce que législateur a voulu en organisant par une loi du 24 décembre 2002 le régime des décisions anticipées.


Source : LinkedIn, décembre 2020


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