Dans une précédente chronique, j’indiquais que la question de savoir si des achats immobiliers répétés doivent ou non être considérés comme une opération normale du patrimoine privé est une question de fait qui est laissée à l’appréciation du tribunal.
Ainsi, la gestion d’un patrimoine privé se distingue, en fait, de l’exercice d’une occupation lucrative ou de la spéculation, tant par la nature des biens immeubles, valeurs de portefeuille, objets mobiliers que par la nature des actes accomplis relativement à ces biens; ce sont les actes qu’un bon père de famille accomplit, non seulement pour la gestion courante, mais aussi la mise à fruit, la réalisation et le remploi d’éléments d’un patrimoine, c’est-à-dire des biens qu’il a acquis par succession, donation ou par épargne personnelle ou encore en remploi de biens aliénés.
Même si la charge de la preuve incombe à l’administration fiscale, les cours et tribunaux ont égard à certains éléments, à savoir :
Le tribunal de première instance de Liège vient de rendre une décision particulièrement intéressante le 28 avril 2022 (RG21/355/A).
Les faits sont relativement simples. Les contribuables avaient acquis depuis 2003, en commun, 10 immeubles pour une valeur totale de 1.916.641,40 euros et souscrit des prêts hypothécaires et des refinancements de prêts hypothécaires pour une valeur globale de 2.020.800 euros.
L’administration fiscale estimait Le recours massif au crédit pour acquérir un immeuble, le fait d’avoir dû emprunter pour y réaliser les travaux nécessaires, prouve à suffisance le caractère spéculatif de l’opération qui ne peut être analysée comme un acte de gestion du patrimoine privé.
Le tribunal va s’écarter des critères traditionnels. Il considère que : « Le Tribunal ne peut que s’étonner de l’appréciation par l’administration fiscale du caractère professionnel des revenus issus de la location des immeubles des requérants à l’aide de critères qui se résument à la répétition des opérations, le recours au financement et la disponibilité du couple pour s’occuper de la mise en location, la perception des loyers, la gestion journalière de leur patrimoine immobilier.
Il n’est pas établi par l’administration fiscale que les requérants se livrent positivement à des prestations permanentes ou journalières ou fournissent des services continus alors que l’administration fiscale a la charge de la preuve de ces éléments qu’elle considère comme déterminants pour la qualification des loyers en revenus professionnels. Être disponible n’équivaut pas à démontrer une activité effective.
Si on écarte ce critère non pertinent de la disponibilité des requérants, il reste que l’appréciation administrative se fonde essentiellement sur la fréquence des opérations et le recours à l’emprunt.
Or, la constitution progressive d’un patrimoine immobilier, même au moyen d’emprunts hypothécaires, pour autant que le remboursement de ceux-ci ne dépassent pas les moyens de l’emprunteur, qui comprennent, le cas échéant, les revenus de locations immobilières, peut constituer une gestion prudente, en bon père de famille, d’un patrimoine privé. »
Selon le tribunal, si le loyer et la capacité contributive du propriétaire permettent de faire face aux dépenses immobilières, la requalification sera écartée.
Toutefois, le tribunal demande à la cour constitutionnelle de valider ses observations. Ainsi, il pose plusieurs questions préjudicielles :
Les articles 23, § 1er, 1° et 27 du CIR 1992 violent-ils les principes constitutionnels de légalité et/ou d’égalité contenus dans les articles 170 et 172 de la Constitution, en ce qu’ils rendent imposables des loyers générés par des immeubles financés par le recours à l’emprunt hypothécaire dont les intérêts sont déductibles en vertu de l’article 14 du CIR 1992 dans le but d’encourager le secteur immobilier à partir d’un nombre d’acquisitions qui n’est pas déterminé par les textes légaux et sur base du critère prédominant dans la pratique administrative et dans la jurisprudence du recours au crédit ?
Ces mêmes dispositions légales violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution en créant une discrimination entre personnes physiques détentrices d’une même quantité d’immeubles selon qu’elles disposent ou non d’une épargne personnelle ou de fonds propres acquis par succession ou donation remployés pour financer leur achat alors qu’aucune des deux ne dispose d’une structure commerciale organisée, n’a pris de risques de pertes et n’y consacre de temps dans le seul et dernier secteur qui permette passivement encore d’éviter une dévaluation de la monnaie et les aléas et incertitudes des placements mobiliers et des places boursières caractérisées par un grande fluctuation et volatilité ?
Ces mêmes dispositions, combinées avec les articles 20 et 23 de la loi du 24 décembre 2002 « modifiant le régime des sociétés en matière d’impôts sur les revenus et instituant un système de décision anticipée en matière fiscale » sont-elles conformes au principe de légalité contenus dans les articles 170 et 172 et l’article 1er du Premier Protocole à la Convention européenne des droits de l’homme dès lors que le contribuable qui investit dans l’immobilier et agit en bon père de famille pour se constituer une épargne ou s’assurer une épargne future ne sait pas à l’avance si et quand il doit tenir une comptabilité propre aux entreprises commerciales ni quel sera le régime fiscal qui lui sera applicable et se trouve dans une situation d’insécurité juridique telle que le Service des décisions anticipées, censé en apporter, apparait source d’arbitraire en imposant des conditions que la loi fiscale ne contient pas expressément et s’érige après coup en législateur dans une matière pourtant dominée par le principe de légalité qui permet au taxateur de ne pas tenir compte d’une décision anticipée qui y contrevient ?
Ces mêmes dispositions violent-elles l’article 1er du Premier Protocole à la Convention européenne des droits de l’homme qui consacre le principe de sécurité juridique et de légitime confiance en ce que les contribuables qui ont investi dans l’immobilier au fil du temps font l’objet d’un contrôle fiscal plus de dix années après leurs premières acquisitions et ne savent pas se défendre et rencontrent des difficultés probatoires pour réduire les revenus immobiliers requalifiés en revenus professionnels des charges qui apparaissent après coup provenir d’une « occupation lucrative » dont ils n’ont pas réservé de preuves à défaut de savoir à l’avance qu’ils étaient tenus de tenir une comptabilité telle que celle imposée aux entreprises ?
Les questions sont toujours pendantes devant la Cour constitutionnelle. Nous avons hâte de lire la réponse de la cour.
Source : Cabinet Aurelien Bortolotti, janvier 2023