Fiscalité et développement en Afrique : les trois ingrédients de la relance

Les défis des pays africains en matière de politique fiscale sont immenses. La stabilité des recettes doit être assurée dans un contexte économique qui dépend largement de facteurs externes tels que le prix des ressources naturelles et les restrictions aux frontières imposées par les pays financièrement favorisés.

En raison des effets de la pandémie et, en particulier, du fardeau croissant de la dette, les perspectives à court et moyen terme des économies africaines semblent particulièrement sombres. Comme l'illustre l'expression "reprise à deux vitesses" utilisée par le FMI, les pays africains se redresseront beaucoup plus lentement que les pays industrialisés, voire pas du tout[1].

En outre, dans de nombreux pays, les processus législatifs et administratifs sont déficients, avec un accès insuffisant aux ressources technologiques et aux connaissances, un manque de personnel qualifié et suffisamment rémunéré, des problèmes récurrents de corruption, sans compter, dans certains cas, un recul inquiétant dans le domaine de la démocratie, de l'État de droit [2]et des droits de l'homme. Dans les cas les plus dramatiques, l'existence même de l'État est menacée et sapée par des interventions militaires étrangères, des politiques d'investissement agressives ou des querelles internes entre rivaux politiques ainsi qu'entre groupes religieux ou ethniques.

Dans ce contexte, qui est bien connu, il existe des signes tangibles d'espoir.

Tout d'abord, de nombreux pays africains peuvent compter sur une nouvelle génération d'intellectuels, d'hommes d'affaires et d'acteurs du changement social, dont beaucoup de femmes[3]. Cette nouvelle génération est à la fois profondément convaincue que les choses ne peuvent pas continuer ainsi et lucidement persuadée que l'amélioration sera progressive et devra avant tout venir de l'intérieur. Cela est également vrai dans le domaine de la fiscalité où de jeunes universitaires, professionnels et fonctionnaires partagent l'ambition de transformer leurs systèmes fiscaux,.

Deuxièmement, les facteurs objectifs tels que la démographie, les possibilités de croissance économique (qui étaient une réalité avant la pandémie) et la capacité de résilience sont des atouts sur lesquels il faut compter dans les scénarios de développement futur.

Troisièmement, il semble y avoir une volonté au niveau international de s'engager dans une coopération plus approfondie et plus équilibrée avec l'Afrique, comme le montrent des exemples récents tels que l'Alliance Afrique-Europe pour l'investissement et l'emploi durables et le New Deal pour l'Afrique, une initiative UE-Afrique annoncée en mai 2021 [4]ou le sommet Afrique-Chine2021. Le regain d'intérêt pour l'Afrique peut également être perçu dans le domaine fiscal notamment à travers le cadre inclusif BEPS, le soutien des organisations internationales aux initiatives de mobilisation des recettes intérieures, à la promotion de la transparence[5] et aux organisations régionales telle que l'ATAF.

D'un point de vue fiscal, il ne fait guère de doute que la priorité numéro un des pays africains reste la mobilisation des recettes intérieures qui est déterminante pour la réalisation des objectifs de développement durable à l'horizon 2030[6]. Ce besoin d'améliorer la mobilisation des recettes intérieures va certainement s'accroître dans les années à venir car, les diverses politiques et organisations d'intégration africaine ainsi que les accords de partenariat commercial internationaux tendent à supprimer progressivement les droits de douane et autres taxes d'effets équivalents. Pour certains pays africains, les droits de douane représentent un peu plus de la moitié des recettes fiscales totales. En outre, les pays africains sont parmi les moins bien classés au monde en ce qui concerne le ratio impôt/PIB, beaucoup se situant en dessous ou juste au-dessus de la ligne des 10%. Cet objectif multiforme englobe une lutte plus efficace contre le transfert de bénéfices, le renforcement des capacités administratives pour garantir un recouvrement efficace des impôts et l'apport des changements structurels nécessaires au dosage des politiques fiscales pour appliquer des impôts qui sont à la fois perçus comme équitables par la population et efficaces d'un point de vue économique[7]. Trois éléments sont essentiels à la réalisation de cet objectif: la numérisation, la coopération et l'éducation.

Il ne fait aucun doute que la numérisation peut aider considérablement les pays africains à relever leurs défis fiscaux. La simplification des obligations des contribuables, la détection des fraudes potentielles et l'amélioration de la communication entre les parties prenantes sont quelques-uns des gains d'une utilisation accrue des outils numériques. Un tel processus doit harmonieusement s'accompagner de l'adoption de règles solides en matière de protection des données, alignées sur les meilleurs standards internationaux[8]. Outre l'expérience d'autres administrations fiscales, des sources d'inspiration utiles peuvent également provenir du domaine des services financiers, où les pays ont réussi à améliorer considérablement l'accès aux services bancaires de base et au crédit en s'appuyant sur les télécommunications et la numérisation, comme le montrent les exemples du Nigeria, du Ghana et du Kenya[9]. En sus, les instruments numériques peuvent renforcer l'efficacité des impôts fonciers, soit en sécurisant les droits de propriété (par la technologie blockchain), soit en aidant à cartographier le territoire (avec des images satellites).

La coopération sera également nécessaire. Un recouvrement efficace de l'impôt exige un suivi constant et approfondi des transactions transfrontalières, ce qui ne peut se faire sans mécanismes d'échange d'informations et de coopération administrative avec les pays des bénéficiaires et/ou ceux des fournisseurs. Ceci reste valable pour l'application de l'impôt sur les sociétés, notamment dans le cadre de la mise en œuvre des piliers I et II. Toutefois, en raison de l'expansion du commerce électronique (qui a augmenté de 52,7 % entre et2019 2020 selon Statista.com), la coopération est importante pour les impôts indirects sur les transactions B2C (TVA/TPS)[10]. La coopération permet également de partager les meilleures pratiques et de s'appuyer sur l'expérience d'autres pays. Pour les administrations fiscales africaines, il existe une grande richesse d’expérience à tirer des succès et des erreurs commises par d'autres dans le passé, et qui devrait permettre aux pays africains de progresser au-delà des systèmes fiscaux plus classiques. Un exemple concret pourrait être la TVA et les douanes pour lesquelles les pays africains pourraient s'appuyer sur plus de cinquante ans d'expérience de l'Union européenne. En plus du soutien économique, l'UE pourrait fournir des instructeurs et des transferts technologiques. Elle pourrait également apporter une analyse lucide des lacunes actuelles du système de TVA de l'UE pour les transactions transfrontalières.

Le troisième élément de la relance fiscale en Afrique est l'éducation. L'OCDE a publié son deuxième rapport sur l'éducation fiscale en novembre 2021[11]. Selon ce rapport,

Il est tout particulièrement important d’accompagner les efforts en faveur de l’éducation des contribuables consentis par les pays en développement, dont le nombre de contribuables par habitant, le niveau des recettes et le civisme fiscal sont relativement plus faibles. Lesdits pays rencontrent en effet de multiples difficultés : étroitesse des bases d’imposition (d’où un nombre moins élevé de contribuables), et faiblesse des recettes et du niveau déclaré de civisme fiscal. Ainsi, si les initiatives d’éducation des contribuables sont importantes pour tous les pays, elles le sont davantage encore pour les pays en développement. Ces initiatives permettent d’entrer en contact avec les nouveaux contribuables, d’expliquer le rôle de la fiscalité dans la société, de développer le civisme fiscal, et à terme, d’accroître les recettes.

Il est intéressant de noter que de nombreuses initiatives innovantes ont vu le jour dans les pays africains : inclusion d'un programme d'enseignement fiscal à l'île Maurice, forums des parties prenantes en Tanzanie, formation à l'éducation fiscale dispensée par des ONG dans des zones reculées en Sierra Leone et émissions de télévision et de radio sur la fiscalité au Sénégal et au Togo. Cependant, une éducation fiscale bénéfique nécessite également des ressources. L'accès à des bases de données actualisées sur la législation et la jurisprudence fiscales doit être mis à la disposition des administrations fiscales, des professionnels de la fiscalité et du grand public. Des formations sur des sujets fiscaux généraux et spécifiques devraient être organisées dans les administrations, les universités et les organisations professionnelles avec un pool de formateurs nationaux et étrangers ayant une connaissance approfondie du sujet et des réalités du pays. À cet égard, il est particulièrement important de souligner que la formation devrait être dispensée dans les langues locales et pas seulement en anglais, car cela exclurait de facto une grande partie de la population africaine francophone, lusophone et arabophone.

La numérisation, la coopération et l'éducation sont les trois piliers sur lesquels pourrait reposer l'avenir du système fiscal africain. Toutefois, cela nécessitera l'engagement de toutes les parties prenantes concernées pour rendre le système efficace. Les gouvernements doivent assurer un minimum de stabilité, ce qui implique non seulement de garantir la paix mais aussi de promouvoir activement l'application de l'État de droit dans le processus fiscal législatif, administratif et judiciaire. Ils doivent également s'assurer qu'un système de responsabilité dans l'utilisation de l'argent public et dans le système de redistribution (services et biens publics appropriés et de qualités) a été mis en place afin de restaurer la confiance des contribuables dans le système fiscal. Les entreprises devraient également jouer leur rôle en montrant l'exemple dans le respect de leurs propres obligations fiscales, en assumant la responsabilité des collecteurs d'impôts décentralisés lorsque cela est nécessaire (la TVA, les charges sociales et les retenues à la source) et en soutenant chaque fois que cela est nécessaire les initiatives d'éducation fiscale et de mise en conformité. Les établissements d'enseignement supérieur, en Afrique et ailleurs, devraient inclure dans leurs programmes des cours qui tiennent compte des réalités locales et les rendre accessibles en ligne et sur place. Dans la mesure du possible, les réseaux entre les établissements d'enseignement supérieur africains et européens (ou autres) doivent être encouragés. Les développeurs de connaissances et les éditeurs devraient garantir un accès gratuit ou à un prix raisonnable aux ressources documentaires et aux bases de données existantes pour les fonctionnaires et les professionnels de l'impôt africains et également travailler activement en coopération avec les parties prenantes locales pour la création de bases de données spécifiques aux pays africains. Un tel projet pourrait être financé par des donateurs internationaux, qu'ils soient publics ou privés. Bien entendu, toutes ces actions n'auraient que très peu d'impact si elles n'impliquaient pas dès le départ les personnes qui devraient en bénéficier.

Si ces trois piliers constituent des socles sur lesquelles le système fiscal africain peut s'appuyer pour sortir de la crise et répondre au besoin de mobilisation des ressources intérieures, l'évolution du commerce international, la réalité d'un monde de plus en plus connecté et des systèmes de fraude de plus en plus ingénieux peuvent néanmoins remettre en cause les avancées et ralentir la reprise. À cet égard, les acteurs africains de la fiscalité devront faire preuve d'innovation constante face aux éventuels défis qui pourraient saper tous les efforts et les réalisations. Ils devront constamment réfléchir aux défis à venir et aux solutions qu'ils pourraient apporter en tenant compte des réalités spécifiques de leur système fiscal et de leur économie.

En outre, un nouveau leadership fiscal africain sera nécessaire, notamment par le biais d'organisations telle que l'ATAF, afin que la spécificité et les besoins de l'Afrique soient pris en compte lors de la définition des règles et des normes internationales.

L'Afrique mérite un avenir meilleur, et cela dépend - en partie - de la façon dont les systèmes fiscaux africains répondent à la crise actuelle et anticipent les crises à venir : chaque personne (fiscale) devrait se sentir concernée.

Une carte blanche signée par :

  • Edoardo Traversa, Professeur de droit fiscal UCLouvain, avocat au Barreau de Bruxelles, président de l’institut euro-africain de droit économique (INEADEC)
  • Moise Gnakouri, doctorant en droit fiscal UCLouvain, collaborateur SIA avocats (Bruxelles), conseil juridique indépendant (Côte d'Ivoire), correspondant INEADEC Côte d’Ivoire

Notes

[1] Kristalina Georgieva, directrice générale du FMI, "The Road Ahead for Africa-Fighting the Pandemic and Dealing with Debt", discours prononcé lors de l'assemblée annuelle de la Banque africaine de développement, 23 juin 202, disponible à l'adresse suivante www.imf.org.

[2] L'Afrique de l'Ouest a connu trois coups d'État au cours des derniers mois : au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et une tentative de coup d'État ratée en Guinée-Bissau.

[3] Les femmes ont toujours été des acteurs importants de l'économie africaine, même si elles sont encore sous-représentées dans les organes de décision. Par exemple, au Burkina Faso, la contribution au PIB des femmes travaillant dans l'économie informelle est de 63% de la valeur ajoutée manufacturière et de 28,6% du PIB total. Au Bénin et au Kenya, les femmes représentent respectivement 59,7% et 60% des emplois dans l'économie informelle. Pour plus d'informations, voir Charmes Jacques, " Femmes africaines, activités économiques et travail : de l'invisibilité à la reconnaissance ", Revue Tiers Monde, 2005/2 (n° 182), p. 255-279. DOI : 10.3917/rtm.182.0255. URL : https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2005-2-page-255.htm.

[4] "Un nouveau pacte pour l'Afrique" - Article d'opinion du président Charles Michel et de plus de 30 dirigeants européens et africains, 31 mai 2021,https://www.consilium.europa.eu/en/press/press-releases/2021/05/31/a-new-deal-for-africa-op-ed-article-by-president-charles-michel-and-more-than-30-european-and-african-leaders/#

[5] La coopération de certains pays africains (Kenya, Côte d'Ivoire, Rwanda, Ouganda, etc.) avec le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales a permis d'évaluer les systèmes fiscaux nationaux, d'identifier les éventuelles failles et d'adopter de nouvelles dispositions plus à même de garantir la transparence fiscale. Pour plus d'informations, voir Transparence fiscale en Afrique 2021 : Rapport d'étape de l'Initiative pour l'Afrique, OCDE, https://www.oecd.org/tax/transparency/documents/Tax-Transparency-in-Africa-2021.pdf/ .

[6] Voir entre autres Banque mondiale, Taxation et Objectifs de développement durable, Actes de la 1st conférence de la Plateforme de collaboration sur la fiscalité, 2018. https://www.worldbank.org/en/events/2017/06/06/first-global-conference-of-the-platform-for-collaboration-on-tax#1.

[7] Voir par exemple les présentations du Prof. Annet Oguttu et du Prof. Afton Titus lors des panels organisés pendant les Global Tax Symposiums en 2020 (Louvain) et 2021 (Leiden), enregistrements disponibles sur https://globtaxgov.weblog.leidenuniv.nl/event/global-tax-symposium/.

[8] Sur les 54 États africains, environ 36 États disposent d'une législation sur la protection des données, dont 20 ont une autorité de contrôle.

[9] Alliance pour l'inclusion financière, "Africa's financial regulators use digitalization to reach women", 24 novembre 2021, https://www.afi-global.org/newsroom/blogs/africas-financial-regulators-use-digitalization-to-reach-women/

[10] La République démocratique du Congo, le Cameroun, la Côte d'Ivoire et le Bénin ont adapté leur législation en matière de TVA afin de soumettre à la TVA les opérateurs de plateformes numériques qui n'ont pas d'établissement sur leur territoire.

[11] OCDE, Building Tax Culture, Compliance and Citizenship, A Global Source Book on Taxpayer Education, deuxième édition, 2021.

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