Les progrès fulgurants de l’IA formulent une profonde révolution industrielle. Son développement est trop rapide pour l’accommoder aux réalités sociales. Elle conduira à un écart croissant entre les revenus des travailleurs et ceux des détenteurs du capital qui la fournissent. Le système capitaliste actuel pourrait devoir se transformer en capitalisme de coopération.
Une des principales questions concerne le partage des gains de productivité, lui-même au centre d’un débat ancestral. Pour certains, si c’est la machine, donc des entreprises capitalistiques, elles-mêmes souvent en situation de monopoles de fait, qui apporte les gains de productivité, ceux-ci ne doivent pas être rendus aux travailleurs, dont une partie de l’apport est remplacé par une machine. Mais, inversement, si les travailleurs ne disposent pas d’une rémunération suffisante, cela altère la demande générale, donc la croissance de l’économie au détriment du capital et du travail.
L’intelligence artificielle conduira à un écart croissant entre les revenus des travailleurs et ceux des détenteurs du capital qui la fournissent, au bénéfice de ces derniers. Cette tendance ne serait d’ailleurs que le prolongement de la croissance exponentielle de la valeur boursière des GAFAM et autres entreprises technologiques périphériques. On comprend immédiatement que dans ce nouveau contexte de technologie mondialisée, le pays qui sera le “moins-disant social” ou le plus avancé technologiquement sera gagnant. Et ma conviction est que la rapidité de la plongée dans le monde de l’intelligence artificielle est trop rapide pour l’accommoder ou la dompter aux réalités sociales. C’est la grande différence avec la découverte de l’informatique ou d’Internet.
Bien sûr, chaque révolution industrielle a conduit à une adaptation des structures socio-économiques : les inventions se sont superposées. Mais imaginons, dans une perspective certes dystopique et certainement trop statique, qu’une immense vague de chômage frappe nos communautés parce que, ne fût-ce que temporairement, le contenu du travail est effectué par des machines. Cette situation engagerait la question de la signification et de la rémunération de l’unité de travail. Quelles pourraient alors en être les aboutissements ?
Le système capitaliste, fondé sur l’individualisation de la propriété privée, pourrait devoir se transformer en capitalisme de coopération, ou en socialisation du capital, dans des configurations plus collectivistes que celles qui ont été bâties depuis un demi-siècle. On pourrait imaginer un partage des moyens de production, non pas dans une dictature communiste du prolétariat, mais dans une répartition des communs, défendue par l’économiste français jésuite Gaël Giraud (1970-). Il s’agit d’envisager une gestion collective de ressources partagées. Cette idée n’est pas très éloignée des thèses de l’économiste américain Jeremy Rifkin (1945-), qui, en 2014, dans son ouvrage “La nouvelle société du coût marginal zéro” avait imaginé, même si ce scénario est peut-être l’inverse de ce que l’intelligence artificielle délivrera, une économie d’interdépendances et de “communs collaboratifs” basée sur la recherche de l’intérêt de la communauté plutôt que sur les aspirations individuelles.
Mais tout ceci peut paraître bien lointain, voire impensable, tellement dissocié des réalités contemporaines. Quelles seraient alors les évolutions à plus court terme ?
On pourrait imaginer l’instauration d’un revenu universel pour répondre à une société dépossédée d’une source de travail. Il pourrait s’agir d’une allocation allouée à certains secteurs sinistrés par l’intelligence artificielle sous réserve d’un recyclage des connaissances, et d’une fiscalisation de son attribution. Pour des raisons d’équité, cette allocation devrait alors s’inscrire dans le cadre d’une reglobalisation des revenus, et peut-être des patrimoines, afin d’appréhender non seulement la capacité fiscale et contributive des citoyens, mais aussi la nécessité des aides sociales, aujourd’hui mal individualisées.
Les cotisations sociales pourraient être perçues sur les revenus du travail, comme elles le seraient sur les machines. Bien sûr, il faudrait cibler les machines qui annihilent l’emploi, mais ce serait très délicat puisque ces dernières sont possédées par des entreprises étrangères aux capacités fiscales des États. Pour ceux que les précédents ne rassurent pas, il faut rappeler l’impossibilité de taxer des entreprises comme Amazon qui pulvérisent le commerce de détail, mais utilisent les infrastructures publiques (routes, bureaux de poste, etc.) à un coût presque nul. Cette nouvelle réalité fiscale pourrait aussi conduire à moduler le prix des biens et services élémentaires en fonction des revenus.
Ces idées font écho aux thèses de l’économiste suisse Jean de Sismondi (1773-1842) qui théorisa le fait que le propriétaire ou le gestionnaire du processus devrait s’acquitter d’un impôt correspondant à une partie des gains de productivité qu’il soustrait à la sphère marchande “collective”. Malheureusement, l’application de cette théorie conduirait à annihiler le rendement du capital, sans reconnaître le caractère schumpétérien, en référence à Joseph Schumpeter (1883-1950), de l’innovation et de la destruction créatrice des vagues de créativité et de progrès.
Les idées qui précèdent peuvent paraître gauchisantes. Elles ne le sont aucunement. Je crois que nous sommes à l’aube de grands bouleversements qui exigeront d’assurer un nouvel ordonnancement social, économique et politique. Il faudra engager le débat du partage des richesses dans un monde dont les inégalités ne peuvent que s’accroître au risque d’altérer la justice et la tempérance sociales qui ont fondé l’État social. C’est à cela qu’il faut collectivement réfléchir, car le mur des défis s’élève de jour en jour.