La fouille d’une poubelle viole-t-elle la vie privée?

Pour la Cour de cassation, l’abandon d’un sac poubelle sur la voie publique, en vue de son élimination, emporte renonciation à se prévaloir d’une violation de la vie privée. En conséquence, aucune atteinte n’est portée à ce droit si des enquêteurs fouillent un sac poubelle déposé dans un conteneur à ordures à usage collectif. Un arrêt très critiquable. Analyse …

Les faits

La police est mise en possession d’informations relatives à un trafic de stupéfiants. Des enquêteurs organisent une planque discrète. Ils aperçoivent des mouvements suspects sur la terrasse de l’appartement qu’ils surveillent. Ils constatent qu’un des suspects sort de l’appartement avec un sac poubelle, qu’il dépose dans un conteneur à ordures à usage collectif.

C’est là que les choses se corsent : les enquêteurs se saisissent du sac poubelle sans autorisation préalable ni contrôle d’un juge ou du procureur de la république, et le fouillent. Ils y trouvent un ticket de recharge d’une ligne téléphonique prépayée. La saisie de ce ticket et l’exploitation des informations qu’il contenait ont permis d’identifier les auteurs du trafic.

La personne poursuivie demande la nullité des poursuites au motif « que, toute ingérence d’une autorité publique dans l’exercice du droit au respect de la vie privée doit faire l’objet d’un contrôle judiciaire efficace de nature à garantir sa stricte nécessité ; que la fouille d’un sac poubelle déposé dans un conteneur sur la voie publique constitue une mesure d’ingérence dans la vie privée nécessitant l’autorisation préalable d’un juge ou du procureur de la République ; qu’en l’espèce, les officiers de police ont procédé d’initiative, en enquête préliminaire, à la fouille d’un sac poubelle déposé aux fins de destruction dans un conteneur sur la voie publique, en dehors de tout contrôle d’un juge (…) ».

La Cour d’appel : une ingérence proportionnée

Il ressort de l’arrêt de cassation que pour rejeter l’exception de nullité, la cour d’appel a jugé que « l’atteinte ainsi portée à la vie privée du demandeur est restée modérée et proportionnée au but recherché, consistant dans la recherche de preuves susceptibles de démanteler un trafic de stupéfiants ».

De façon implicite mais certaine, la cour d’appel admettait donc l’existence d’une ingérence dans la vie privée, mais considérait ensuite que cette ingérence était restée proportionnée à l’objectif poursuivi.

La Cour de cassation : pas d’ingérence

La Cour de cassation confirme l’arrêt d’appel, mais dans des termes légèrement différents.

L’attendu décisif se lit comme suit : « 8. En prononçant ainsi, dès lors que la saisie, par les enquêteurs, dans le but de rechercher les auteurs d’une infraction, d’un objet découvert abandonné sur la voie publique ou dans un conteneur collectif d’ordures ménagères ne constitue pas une atteinte à la vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, nécessitant une autorisation judiciaire préalable à l’exploitation de son contenu, la cour d’appel a justifié sa décision. »

La Cour de cassation se montre donc va donc plus radicale que la cour d’appel : selon elle, il n’y a tout simplement pas d’ingérence dans la vie privée. Sur son site web, dans le communiqué, la Cour de cassation explique que « l’abandon d’un sac poubelle sur la voie publique, en vue de son élimination, emporte renonciation à se prévaloir d’une violation de la vie privée » (nous mettons en gras).

Commentaires

Il nous est impossible de souscrire à cet arrêt qui marque un pas en arrière significatif dans la protection de la vie privée et risque de créer des problèmes quotidiens qui dépassent largement le cadre policier.

  • Première critique : l’ingérence

L’article 8 CEDH est connu : après avoir énoncé au paragraphe 1er le principe du respect de la vie privée et familiale, du domicile et de la correspondance, il admet au paragraphe 2 une « ingérence d’une autorité publique », pour autant qu’elle soit « prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à (…) la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales (…) ».

Il y a donc deux manières d’analyser le dossier :

  • Celle de la cour d’appel, qui admet l’existence d’une ingérence mais vérifie si celle-ci satisfait aux conditions (c’est-à-dire, en substance, une analyse de nécessité et proportionnalité).
  • Celle de la Cour de cassation, qui considère qu’il n’y a pas d’ingérence parce que la poubelle a été « abandonnée sur la voie publique ou dans un conteneur collectif d’ordures ménagères », y voyant une « renonciation » (terme qui figure dans le communiqué mais pas dans l’arrêt) à se prévaloir d’une violation de la vie privée.

La Convention EDH ne définit pas « l’ingérence ».

En substance, il nous semble possible d’affirmer sur la base de la jurisprudence de la CEDH, que l’ingérence est caractérisée s’il y a un comportement spécifique qui est adopté par l’autorité publique, en vue de l’obtention d’une d’information qui relève de la vie privée d’une personne et n’aurait pas été obtenue sans cela.

Le fait de fouiller un sac-poubelle spécifique, parce qu’il peut être rattaché à une personne identifiée, suspectée et surveillée, dans le but d’y recueillir des informations au sujet des agissements de cette personne ou de tiers, nous semble incontestablement constituer une ingérence.

Nous préférons donc largement l’approche de la cour d’appel qui admet l’ingérence mais s’attache à vérifier si elle constitue, en l’espèce, une mesure proportionnée à l’objectif poursuivi.

  • Deuxième critique : l’objet découvert abandonné

La Cour de cassation s’emmêle encore les pinceaux en mettant sur un pied d’égalité « l’objet découvert abandonné sur la voie publique ou dans un conteneur collectif d’ordures ménagères ».

La dépose d’un sac poubelle en vue de son enlèvement par les services appropriés, est une démarche courante et nécessaire, encadrée par la loi : sauf à enterrer ses immondices dans son jardin, on ne voit pas comment il est possible de procéder sans déposer le sac poubelle à l’endroit prévu à cet effet, dans l’attente de son enlèvement.

Il parait donc inconcevable d’assimiler à la « découverte d’un objet abandonné sur la voie publique », le fait de saisir et fouiller un sac poubelle spécifique déposé par son propriétaire à l’endroit et dans les conditions prévus par les autorités publiques afin qu’elles assurent leur mission de propreté publique.

  • Troisème critique : un arrêt dangereux pour la vie en commun

Il découle de l’arrêt rendu par la Cour de cassation que pendant le « temps d’attente » entre la dépose et l’enlèvement, le sac-poubelle n’est plus protégé au titre de l’article 8 de la Convention : celui ou celle qui l’a déposé aurait « renoncé » à cette protection. Le terme « renonciation » ne figure certes pas dans les attendus, mais c’est bien la portée de l’arrêt et le terme figure expressément dans le communiqué de la Cour diffusé sur son site.

S’il y a renonciation, poussons le raisonnement plus loin : ce qui vaut pour la police doit valoir pour n’importe qui et on peut dans ce cas fouiller les poubelles de son voisin ou de son ex petit(e) ami(e) sans crainte de poursuite puisque celui-ci a « renoncé » à invoquer sa vie privée lorsqu’il a déposé le sac poubelle à l’endroit prévu à cet effet. Si c’est comme cela qu’on organise la vie en commun, le harcèlement a de beaux jours devant lui …

C’est dans le but d’éviter ce genre de conséquences absurdes qu’il faut, comme l’a fait la Cour d’appel dans cette affaire, admettre le principe de l’ingérence mais analyser ensuite sa nécessité et sa proportionnalité. Le résultat est subtilement différent : ce qu’un quidam ferait pour embêter son voisin ou harceler un(e) ex petit(e) ami(e) ne franchirait pas le test de nécessité et proportionnalité, là où l’action policière encadrée par la loi pourrait parfaitement être admise.

Il faut donc espérer un recours à Strasbourg ou une décision ultérieure en sens inverse afin que ce malheureux arrêt soit vite oublié.

Plus d’infos ?

En lisant l’arrêt commenté, disponible en annexe.

Source : Droit et technologies, juin 2022

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