La société civile immobilière française et la taxe Caïman : qu’en est-il ?

Dans une précédente édition dédiée à la loi-programme du 22 décembre 2023, nous faisions état des modifications que le législateur avait estimé devoir apporter à la fameuse « taxe Caïman ».

Parmi les très (très) nombreuses questions que soulèvent les nouvelles dispositions entrées en vigueur le 1er janvier, l’application de la taxe Caïman aux Sociétés Civiles Immobilières françaises a fait l’objet d’une attention particulière, notamment dans la presse.

En cette fin d’été, alors que nombre de contribuables belges reviennent d’un séjour récupérateur dans leur résidence secondaire et se préparent à déposer leur déclaration fiscale, il nous a semblé utile de faire le point.

La taxe Caïman : rappel

La taxe Caïman, inspirée d’un régime comparable adopté par nos voisins néerlandais, est un régime de lutte contre l’évasion fiscale qui repose sur le principe de l’instauration d’une transparence fiscale frappant les entités qualifiées de « constructions juridiques » (à l’origine, parce qu’elles ne sont pas ou peu taxées). C’est donc leur(s) « fondateur(s) » - au sens défini par la loi – qui supporte(nt) l’impôt sur les revenus perçus par ces entités comme s’il(s) les avai(en)t perçus directement.

Cette taxation en transparence s’accompagne d’une taxation des distributions qui sont, depuis l’avènement de la taxe Caïman 2.0 portée par la loi-programme du 25 décembre 2017, invariablement qualifiées de dividendes et taxées comme tels.

Ainsi, si la construction juridique est supposée « inexistante » au moment de percevoir ses revenus, elle retrouve une réalité fiscale lorsqu’elle procède à des distributions.

Depuis son adoption en 2015, la taxe Caïman a subi de nombreuses modifications. Toutes ces modifications ont eu pour conséquence une complexification du système et l’élargissement drastique des entités visées.

La société civile immobilière française : particularités

La société civile immobilière (SCI) de droit français est une entité juridique constituée d'au moins deux personnes, dont l'objet principal est la gestion d'un ou plusieurs biens immobiliers. Elle est dirigée par un gérant et ne peut pas avoir un objet commercial.

La SCI, dotée de la personnalité juridique, doit être immatriculée et inscrite au Registre du Commerce et des Sociétés, et sa constitution doit être publiée.

Fiscalement, les revenus fonciers générés par une SCI sont soumis à l'impôt sur le revenu au niveau des associés, qui doivent déclarer leur part de ces revenus dans leur déclaration personnelle. Ce régime particulier est appelé « translucidité fiscale » (la société dispose de la personnalité juridique mais est fiscalement translucide). Cependant, si la SCI loue des biens meublés, elle est alors considérée comme exerçant une activité commerciale et est donc soumise à l'impôt sur les sociétés. Une SCI qui ne loue pas de biens meublés peut également choisir de soumettre ses bénéfices à l'impôt sur les sociétés.

La SCI et la taxe Caïman

Depuis que l’exception générale visant les entités dont l’ « activité principale de cette entité consiste en l’exercice d’une activité qui génère des revenus qui seraient exonérés de l’impôt des revenus belge dans le chef d’un habitant du Royaume ou d’une personne morale assujettie à l’impôt des personnes morales, en vertu d’une convention préventive de la double imposition conclue avec la Belgique, si cet habitant du Royaume ou cette personne morale avait directement produit ou recueilli les revenus produits ou recueillis par cette entité » a été supprimée, la SCI ne bénéficie plus automatiquement d’un blanc-seing.

Il convient donc désormais, pour échapper à la qualification de construction juridique, de démontrer, concrètement et pour chaque SCI, que les associés supportent un impôt d’au moins 1% de ce qu’aurait été la base imposable de la société si celle-ci avait été soumise à l’impôt en Belgique.

Contrairement à ce qui a pu être soulevé dans la presse, ceci n’implique à notre sens pas que les SCI qui détiennent des biens immobiliers non donnés en location (résidence secondaire) soient nécessairement qualifiées de constructions juridiques.

À notre avis, les SCI échapperont pratiquement tout le temps à la qualification de construction juridique, et ce, pour les raisons suivantes :

1) La première étape du raisonnement consiste à identifier la base imposable des sociétés en Belgique.

En Belgique, la base imposable des sociétés se compose des revenus réellement perçus (qui se traduisent par une augmentation des réserves fiscales) à majorer des éventuelles dépenses non admises (DNA) ou réserves occultes et des avantages anormaux ou bénévoles octroyés par la société (AAB). Bien évidemment, les sociétés belges bénéficient des CPDI conclues par la Belgique qui règlent le sort fiscal des revenus de source étrangère et donc notamment de celle conclue avec la France.

Cela signifie que les loyers relatifs à un immeuble en France détenu par une société belge sont, conventionnellement, exonérés en Belgique. Ces revenus ne font donc pas partie de sa base imposable belge.

2) La seconde étape consiste à déterminer la base imposable « belge » d’une SCI de droit français.

S’agissant d’une société civile à objet immobilier, les revenus perçus ne peuvent être que de deux ordres : immobiliers (loyers, si le bien est donné en location, et plus-values réalisées lors de la vente éventuelle de l’immeuble) ou mobiliers (intérêts ou autres revenus mobiliers générés par les éventuelles liquidités détenues à titre accessoire).

On peut également tenir compte du fait que dans de nombreux cas, le(s) gérant(s) ou les associés (et leurs familles) pourront occuper le bien sans payer de loyer et bénéficier ainsi d’une mise à disposition gratuite de l’immeuble.

3) Le seuil de 1% d’impôt est-il rencontré ?

À notre sens, oui, dans l’immense majorité des cas. En effet :

  • Soit, le bien n’est pas donné en location. Auquel cas, à défaut de revenu locatif, la base imposable sera simplement nulle (en France, comme en Belgique) : 1% X 0 = 0, le calcul est simple.
  • Soit, le bien est donné en location ou un immeuble est vendu. Auquel cas, l’application de la CPDI Belgique-France aurait, en tout état de cause, conduit à l’exonération de ces revenus en Belgique. En effet, une société soumise à l’impôt en Belgique qui détient un immeuble en France (loué ou non) ne perçoit pas de ce bien des revenus taxables en Belgique car, en toutes hypothèses, la CPDI octroie le pouvoir d’imposition à la France. La base imposable « à la belge » serait donc de 0.

Qu’en est-il alors des éventuels revenus mobiliers ? Sur la base de la CPDI, ces revenus seraient bien imposables en Belgique. Toutefois, en toutes hypothèses, l’impôt subi en France sur les revenus mobiliers excède largement le 1% exigé par le législateur pour échapper à la taxe Caïman. Nous n’apercevons donc pas de situation dans laquelle la perception de revenus mobiliers viendrait perturber l’analyse ci-dessus.

Enfin, pourrait-on considérer que la mise à disposition de l’immeuble constituerait un AAB susceptible de créer une base imposable «à la belge»

À notre sens, tel n’est pas le cas non plus. À tout le moins, cet écueil peut être aisément rencontré en pratique.

En effet, dès lors que l'immeuble est mis à la disposition du gérant de la SCI (qui peut ensuite en faire bénéficier les membres de sa famille et ses proches) et non des associés, il n’existerait pas d’AAB taxable au sens de l’article 26 du CIR92 mais attribution d’un ATN (taxable dans le chef du bénéficiaire et donc, du gérant). En effet, conformément à l'article 26 du CIR92, la société n’est imposable sur les AAB qu’elle octroie que dans la mesure où ils n'interviennent pas « pour déterminer les revenus imposables des bénéficiaires ». La jurisprudence constante considère qu'il n'est pas nécessaire de vérifier si les revenus sont effectivement imposés, mais seulement s'ils doivent être inclus dans la base imposable du bénéficiaire.

Notons à cet égard, qu’une société française n’étant pas tenue d’établir une fiche justificative de la rémunération en vertu de l’article 219 CIR92, aucune base légale ne permettrait donc, selon nous, de considérer qu’une cotisation spéciale aurait été due (là encore, il n’y aurait, en tout état de cause, pas d’effet sur la base imposable).


Conclusion

À notre sens, la question qui se pose concerne la volonté affichée d’inclure dans le champ d’application de la taxe Caïman les SCI françaises.

Tout d’abord, la SCI n’est en rien un outil d’évasion fiscale, mais surtout, l’application de la taxe Caïman ne modifierait en rien le traitement fiscal – déjà – applicable :

  • La taxation en transparence serait exclue en application de la CPDI (sauf pour les revenus mobiliers accessoires, ce qui est généralement marginal) et donc le pouvoir d’imposition serait dévolu à la France ;
  • Les distributions étaient déjà taxables, en Belgique, à titre de dividendes depuis un arrêt de la Cour de cassation du 21 septembre 2017[1], confirmé, depuis lors, à plusieurs reprises.

Pourquoi donc la SCI occupe-t-elle alors une telle place dans les travaux parlementaires d’une loi visant à combattre l’évasion fiscale ?

Il s’agit, à nouveau, d’une démonstration du manque de réflexion qui préside à toute réforme de cette taxe dont l’objectif n’est, en réalité, que politique : montrer qu’on agit, au détriment des règles de base en matière de fiscalité internationale.

Pourquoi alors tant de bruit autour de cette modification ? Car, même si nous pensons avoir démontré que la SCI ne peut être considérée comme une construction juridique, elle est prise en exemple dans tous les travaux parlementaires. Certes, en termes d’imposition en tant que tels rien ne change :

  • (i) les revenus sont imposables dans le chef des associés
  • (ii) la CPDI s’applique et donc ils sont imposables en France – avec obligation de reporting dans la déclaration fiscale belge –
  • (iii) les distributions sont taxées au titre de dividende en Belgique.

Toutefois, si la SCI est par ailleurs une construction juridique, alors

  • (i) la mention doit en être faite dans la déclaration fiscale
  • (ii) le non-respect de cette obligation entrainerait une amende de 6.250 € par année par construction non déclarée et
  • (iii) le délai de prescription pour l’ensemble de la déclaration fiscale serait de dix ans sans nécessité d’une quelconque intention frauduleuse.

Alors que les conséquences d’un point de vue procédural sont excessivement lourdes, le législateur n’a toujours pas souhaité réformer en profondeur la taxe Caïman de manière claire et non ambigüe. Pour rappel notre raisonnement est simple : la SCI relève-t-elle ou pas le critère d’une imposition effective de 1% ? Si on applique correctement le droit belge en ce compris les règles de droit international, on constate qu’elle ne peut être considérée comme une construction juridique.

En cas de contrôle, l’assistance d’un professionnel sera nécessaire afin de naviguer dans cette législation complexe que les fonctionnaires de l’administration, et personne ne peut les en blâmer, peinent aussi à comprendre.

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[1] RG n° F15.0075.N.





La Tetracademy est la revue trimestrielle juridique du cabinet d’affaires bruxellois Tetra Law. Cet article en est extrait. Pour plus d’informations ou pour recevoir chaque nouvelle publication, n’hésitez pas à suivre la Tetracademy en envoyant un email à tetracom@tetralaw.com ».

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