L’administration peut-elle publier sur Internet la liste des mauvais contribuables ?

Même si elle admet la finalité légitime d’une liste de « mauvais contribuables » publiée sur Internet, la CEDH estime que les motifs invoqués par le législateur ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » et que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents en jeu.

Les faits

En Hongrie, la loi prévoit depuis 2003 la publication des données à caractère personnel des contribuables ayant des arriérés d’impôts. En 2006, le régime a été élargi. En particulier, l’article 55 § 5, ajouté à la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, prescrivait la publication par l’Autorité fiscale d’une liste des « principaux contribuables débiteurs », qui contenait les données à caractère personnel des contribuables dont la dette fiscale était supérieure à 10 millions HUF (environ 26.000 €) pendant une période de plus de 180 jours.

Le législateur considérait cette mesure nécessaire pour « assainir l’économie ». Il justifia l’extension de l’obligation de publication aux contribuables débiteurs par le fait que les dettes fiscales ne découlaient pas seulement d’arriérés d’impôts, mais pouvaient également résulter de l’adoption par le contribuable d’un comportement contraire à ses obligations de paiement.

À la suite d’un contrôle fiscal effectué en 2013, l’Autorité fiscale établit que M. A est redevable d’un montant d’environ 625 000 EUR. Elle constata, plus précisément, qu’il avait omis de s’acquitter de l’impôt sur le revenu relativement à une somme d’environ 2 millions EUR, qu’il avait prélevée du compte bancaire d’une société à responsabilité limitée dont il avait été le directeur général jusqu’en 2009. Elle rejeta l’allégation de l’intéressé selon laquelle il avait transmis l’argent aux partenaires commerciaux de la société et lui infligea une amende de 490 000 EUR, assortie d’intérêts.

La dette fiscale est confirmée à tous les stades de la procédure.

En application de la législation modifiée en 2006, l’intéressé apparut en 2016 sur la liste des « principaux contribuables débiteurs », consultable sur le site internet de l’Autorité fiscale.

À la même époque, un média en ligne produisit une carte interactive des contribuables débiteurs, sur laquelle l’adresse personnelle du requérant était indiquée par un point rouge.

En 2019, ses données furent retirées de la liste des « principaux contribuables débiteurs » après la prescription des arriérés d’impôts dont il était redevable.

Un arrêt de chambre défavorable au contribuable

Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile) de la Convention européenne des droits de l’homme, le requérant soutenait que la publication de son nom et d’autres informations le concernant sur le site internet de l’Autorité fiscale, au motif qu’il avait manqué à ses obligations fiscales, n’était pas nécessaire dans une société démocratique et avait porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée.

Il arguait que la politique législative hongroise consistant à rendre accessibles des données à caractère personnel avait essentiellement pour but de l’humilier publiquement et s’analysait en une atteinte à sa réputation.

Dans l’arrêt de chambre qu’elle a rendu le 12 janvier 2021, la CEDH a conclu, par cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 8 de la Convention européenne.

Un arrêt de grande chambre favorable au contribuable

L’intéressé tente un ultime recours devant la grande chambre, qui accepte le dossier.

La grande chambre vient de rendre son arrêt, qui condamne la Hongrie.

Une ingérence ?

Pour la Cour, la publication des données à caractère personnel du requérant par l’Autorité fiscale a entraîné une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée, notamment en raison de la publication de son nom et de l’adresse de son domicile. En outre, la CED relève qu’on « ne saurait exclure que certaines répercussions négatives puissent découler pour une personne de la divulgation de son identité ».

L’ingérence est-elle prévue par la loi ?

La Cour ne voit aucune raison de douter que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens de la Convention. Il était incontesté entre les parties que la liste litigieuse trouvait sa base légale dans le droit interne.

L’objectif poursuivi est-il légitime

La Cour admet que la divulgation au public de données concernant les principaux contribuables débiteurs visait à « améliorer la discipline en matière fiscale » et à « fournir des informations sur la situation fiscale de potentiels partenaires commerciaux ». Le but poursuivi par l’ingérence était donc légitime.

La proportionnalité en cause

La CEDH rappelle que même si les États jouissent d’une ample marge d’appréciation en matière fiscale, ils n’échappent pas au contrôle de la Cour qui doit notamment pouvoir s’assurer que les autorités nationales compétentes, au niveau législatif, exécutif ou judiciaire, ont correctement mis en balance les intérêts individuels et publics concurrents, en tenant compte des garanties procédurales appropriées.

Or :

1) La Cour observe tout d’abord le caractère systématique du fichage : l’Autorité fiscale hongroise ne disposait d’aucun pouvoir d’appréciation pour contrôler la nécessité de publier les données à caractère personnel des contribuables. Dès lors que le contribuable ne s’était pas acquitté de sa dette fiscale au terme d’un délai de 180 jours, son nom et son adresse personnelle étaient obligatoirement et systématiquement publiés par l’Autorité fiscale sur la liste consultable sur son site internet.

2) La CEDH cherche aussi dans les travaux préparatoires de la loi de 2006, ayant élargi le système en place depuis 2003, les motifs de cette extension, et elle ne trouve rien. Les travaux préparatoires de la réforme législative de 2006 ne révèlent aucune appréciation des effets que les mécanismes de publication déjà en vigueur pouvaient avoir eu sur le comportement des contribuables, ni aucune réflexion sur les raisons pour lesquelles ces mesures, étaient considérées comme insuffisantes ou sur la complémentarité potentielle à cet égard du nouveau dispositif.

Les lecteurs attentifs ne manqueront pas de faire un lien avec l’arrêt de grande chambre rendu par la CJUE (ne confondons pas) dans le dossier UBO concernant l’accès par le public au registre des bénéficiaires finaux des personnes morales. Dans son arrêt invalidant partiellement la directive européenne, la CJUE a insisté sur le fait qu’il s’agit d’une modification d’un cadre juridique existant. Elle se pose alors la question suivante : l’amélioration du système en termes d’objectif poursuivi, justifie-t-elle l’ingérence supplémentaire introduite par la modification ? En d’autres termes, elle invite à une comparaison entre l’efficacité du système antérieur et celle (escomptée) du système modifié, pour voir si un différentiel est créé et, dans l’affirmative, s’il est d’une ampleur qui justifie l’ingérence supplémentaire. La démarche n’est pas sans rappeler des suggestions d’amélioration que l’on peut parfois adresser à la Commission européenne, l’invitant dans ses évaluations et analyses d’impact, de à mieux dresser le tableau avant/après du texte proposé.

3) Pour la CEDH, rien n’indique que le Parlement ait pris en considération l’incidence du régime de publication prévu sur le droit au respect de la vie privée, ou le risque d’usage impropre de l’adresse du domicile du contribuable débiteur par d’autres membres du public.

4) Il n’a pas non plus été tenu compte du support utilisé pour publier les données, à savoir internet, et de sa portée potentielle. Quiconque dans le monde avait accès à internet avait également un accès illimité aux informations relatives à chaque contribuable débiteur figurant sur la liste, avec le risque que la republication soit une conséquence naturelle, probable et prévisible de la publication initiale.

5) Enfin, les considérations relatives à la protection des données n’ont guère, voire pas du tout, été prises en compte dans la préparation de la réforme législative de 2006.

En bref, la Cour n’est pas convaincue que les motifs invoqués par le législateur hongrois lors de l’adoption du régime de publication prévu à l’article 55 § 5, bien que pertinents, suffisent à démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » et que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts individuels et publics concurrents en jeu.

Plus d’infos

Les arrêts de chambre et de grande chambre, sont disponibles en annexe.

Source : Droit & Technologies

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