Ce qui se joue aujourd'hui, combiné aux échéances implacables de l'exploitation planétaire, n'est pas une leçon de l'Histoire. Il s'agit d'une confrontation, peut-être finale, avec les choix que l'Humanité doit poser.
Ce n'est qu'une image panoramique, éclatée comme un miroir brisé. Mais elle dit quelque chose d'essentiel sur l'époque. Dans les rues hérissées de barrages de Los Angeles, dans les cris sourds des manifestants dispersés par la Garde nationale, dans les rafles nocturnes de familles migrantes, parfois établies depuis des décennies aux États-Unis, un frisson glacial parcourt l'échine de la démocratie américaine. Ce qui se joue à l'ombre de ses institutions n'est pas un simple épisode de répression. Ce n'est pas un soubresaut passager, un excès de zèle policier. Non, c'est une machination froide, ourdie dans les couloirs sombres des think tanks, où des architectes invisibles dessinent un futur oppressif. Un "ordre nouveau" se lève, implacable, prêt à écraser l'héritage des Lumières sous le poids d'une vision autoritaire qui ne tolère aucun dissentiment. L'Amérique est à l'heure du vide et des régressions, et nous montre le chemin de l'impensable.
La violence institutionnelle ne surgit pas du néant. Elle traduit un corpus idéologique enraciné dans une révolte contre la modernité démocratique. Sous le nom volontairement provocateur de Dark Enlightenment, une frange de la droite intellectuelle américaine – inspirée par Curtis Yarvin – prône un renversement des valeurs du XVIIIe siècle : raison, égalité, universalité des droits, empathie.
À leurs yeux, la démocratie est un archaïsme, un frein à l'efficacité, un théâtre d'illusions. À la souveraineté populaire, ils préfèrent un exécutif fort, vertical, quasi monarchique, contraire à l'esprit constitutionnel américain qui voulait une démocratie populaire très éloignée des empires et autres monarchies européennes, souvent héréditaires. À l'égalité, ils opposent l'ordre naturel des hiérarchies, ce qui conduit au reflux vers la ségrégation et de l'esclavage, et peut-être même à l'extermination des populations américaines primitives. Ce que l'on croyait refoulé dans les catacombes de l'histoire – la servitude acceptée, le mépris de la masse, la réhabilitation de la force – revient, habillé de concepts technicisés, porté par une intelligentsia connectée, sûre d'elle, cynique. Nous assistons à une contre-révolution du siècle des Lumières. On ne cherche plus à éclairer, mais à obscurcir. Il s'agit de retrouver la pureté de la race des premiers pionniers et d'expulser les migrants qui sont souvent qualifiés de violeurs, dans la souillure génétique, dont Trump avait fait de Barak Obama et de Kamala Harris les archétypes.
Ce renversement prend corps dans un archipel de structures redoutablement organisées. La Heritage Foundation, en tête, orchestre le Project 2025 : un plan visant à soumettre l'administration fédérale à une logique ultraconservatrice, en remplaçant les hauts fonctionnaires indépendants par des fidèles du régime.
Ce que l'on croyait refoulé dans les catacombes de l'histoire – la servitude acceptée, le mépris de la masse, la réhabilitation de la force – revient, habillé de concepts technicisés, porté par une intelligentsia connectée, sûre d'elle, cynique.
Autour gravitent des architectes de l'ombre : Stephen Miller, idéologue impitoyable, Steve Bannon, démiurge du national-populisme, Russell Vought, artisan du pouvoir centralisé, Ali Alexander, stratège des foules numériques, Jack Posobiec, propagandiste d'un chaos médiatique. Leur président évoque sans détour une "seconde révolution américaine" – sans rien d'émancipateur. Quand on plonge dans les tumultueuses et tourmentées pensées de ces personnalités, on est rapidement confronté à un gigantesque kaléidoscope de reformulations du monde, qui conjuguent modèles sociopolitiques, importances variées (voire inexistantes) de l'État et de son rôle protecteur et redistributif, et reconfiguration des géométries du pouvoir. Les libertariens prônent des visions eugénistes dans un darwinisme social absolu, régi par les élites qui maîtrisent la technologie. Mais ils vont encore plus loin. Pour eux, démocratie et liberté ne sont pas des concepts juxtaposés. Au contraire, la démocratie empêche un droit à la sécession.
Ils voient également une divergence entre libéralisme et démocratie. Cette vision technolibertarienne, mêlée à des idéaux nationalistes et identitaires, dessine un futur où la technologie devient le levier principal d'une société fragmentée, où la liberté individuelle se subordonne aux fluences du marché, et où l'État, réduit à sa plus simple expression, perd son rôle au profit d'une gouvernance privée et algorithmique. Cette emprise ne passe pas que par les mots. Elle s'incarne dans une série de décrets étendant la surveillance, jusque dans le ciel, par des drones survolant les quartiers rétifs, scrutant les cités et les consciences.
Les universités – naguère bastions du libre examen –, comme Harvard ou Berkeley, sont frappées d'anathème. Les recherches jugées subversives sont interdites. Des mots disparaissent du lexique officiel. Des journalistes indépendants sont bannis, sommés de se taire, exclus des conférences pour délit d'esprit critique. CNN, le Washington Post, la BBC sont écartés, coupables de questions trop dérangeantes.
Le Claremont Institute forme des juristes et des intellectuels convaincus que l'Amérique doit se recentrer sur des valeurs chrétiennes, patriarcales, suprémacistes. Quant au CPAC, devenu vitrine mondiale de cette internationale liberticide, il tisse des liens transatlantiques avec les droites dures européennes. Il célèbre un retour à l'ordre moral, au nationalisme identitaire, à la religion comme fondement exclusif de la loi.
Trump n'est pas un accident de parcours, mais un chef de guerre idéologique, brandissant la violence comme un drapeau triomphant.
Ce front révèle un paradoxe : des ultraconservateurs se réclamant de traditions chrétiennes s'associent à des technolibertariens, adeptes d'une hypermodernité sans frein moral. L'ordre ancien rencontre la disruption numérique – non pour s'équilibrer, mais pour conjurer ensemble les Lumières.
Trump n'est pas un accident de parcours, mais un chef de guerre idéologique, brandissant la violence comme un drapeau triomphant. Chaque insulte, chaque menace est une arme affûtée, un coup porté à la raison et à la dignité. Sa brutalité n'est pas un défaut : c'est son cri de ralliement, un appel à dominer par la peur et le chaos. Il incarne donc cette matrice idéologique avec une brutalité calculée et ne masque pas sa violence : il en fait un étendard. Gavin Newsom, gouverneur démocrate de Californie, devient "Newscum", contraction ignoble de son nom et de "scum" (pourriture). Les manifestants pacifiques sont des "vermines gauchistes", voire des "animaux". La presse est moquée, expulsée, réduite au silence dans des conférences où seuls les flagorneurs parlent. Les opposants sont traités d'ennemis. Les juges sont jetés à la vindicte, menacés de "retrait de leur immunité". Cette vulgarité n'est ni un défaut ni un tempérament. C'est une technique de domination. En écrasant la nuance sous l'insulte, en substituant la violence à l'argumentation, le pouvoir cherche à disqualifier toute intelligence critique.
Ce projet prospère sur une fracture sociale abyssale, produit du néolibéralisme que les États-Unis ont naguère promu. Dans un premier temps, la libéralisation des marchés, combinée au retrait des maigres protections sociales et à l'ouverture des marchés à des pays à bas salaires, a enrichi les classes américaines supérieures, dans la matrice intellectuelle de la théorie du ruissellement, qui consiste à détaxer les hauts revenus au motif qu'ils créent de l'emploi. Mais le ruissellement a fonctionné à l'envers.
Fruit de décennies de désindustrialisation, de précarité et de relégation raciale, les quartiers pauvres deviennent désormais des territoires de surveillance. Les minorités, des cibles constantes. Les précaires, des invisibles. L'inégalité est structurelle, liée au capitalisme protestant – ce "vent du monde", disait Braudel – qui fit de l'enrichissement une vertu, de la réussite une quasi-salvation. Aujourd'hui, elle est instrumentalisée par les milieux conservateurs. Et c'est là un renversement tragique. Plus l'ordre social produit de la souffrance, plus il suscite la colère… non contre lui, mais contre celles et ceux qui le contestent. Alors s'installe un besoin d'autorité, un désir d'homme fort, comme si la main qui frappe pouvait aussi protéger.
Trump a réussi le tour de force de convaincre les classes populaires qu'il les protégerait contre la classe sociale dont il est lui-même issu. Cela va d'ailleurs beaucoup plus loin : le système socio-économique des États-Unis conduit à une violence interne qui est expurgée, à intervalles réguliers, par des guerres lointaines, jamais terminées, mais qui permettent de désigner un ennemi commun contre lequel les Américains s'alignent. Mais aujourd'hui, c'est différent. Trump internalise la violence en désignant les ennemis à l'intérieur des États-Unis : les migrants, les gauchistes, les démocrates, l'État profond, etc. Il entretient ainsi des ferments de dissension civile qu'il va contrer par un pouvoir dont l'autoritarisme ne peut que s'amplifier.
Cette logique gagne l'Europe. L'extrême droite recycle ces récits : détournement des luttes, diabolisation des migrants, dénonciation d'un "laxisme culturel". L'inégalité devient le combustible d'un autoritarisme à visage démocratique. Ce projet prétend parler au nom du peuple. Mais derrière la façade populiste, ce sont des fortunes colossales qui agissent. Des oligarques dénonçant les élites… tout en finançant ce mouvement néo-réactionnaire. Une révolution inversée. Une élite ultra-riche manœuvre la colère populaire pour consolider son pouvoir. À force d'additionner les signes – culte du chef, disqualification méprisante, surveillance, militarisation -, on devine la silhouette d'un protofascisme. Ce phénomène qu'Arendt nommait "banalité du mal", qu'Umberto Eco reconnaissait à ses "symptômes dispersés". Non un retour tonitruant du fascisme, mais une cristallisation lente, dissolvant la démocratie sous couvert d'ordre.
Ce qui se passe aux États-Unis n'est pas une explosion soudaine, mais une lente corrosion, un poison distillé goutte à goutte par des esprits calculateurs. Des réseaux s'entrelacent, des idées s'infiltrent, une discipline de fer s'impose – et voilà qu'une nation entière vacille, minée de l'intérieur. Ce n'est pas une conquête par les armes, mais une chute orchestrée par la pensée, aussi terrifiante qu'irréversible. C'est une tentative de refonder la société sur d'autres piliers : hiérarchie, obéissance, homogénéité culturelle, mépris de l'égalité, refus de la compassion, manipulation langagière, brutalité.
La réponse doit être politique, culturelle, sociale : défendre sans concession les institutions, les contre-pouvoirs, lutter contre les fractures qui alimentent les extrêmes et réaffirmer la raison, l'empathie, la vérité.
Le soft power hollywoodien ne sublimera plus cette réalité glaciale des États-Unis. Les anciennes lignes politiques sont traversées par une faille plus profonde. D'un côté, des courants ultraréactionnaires, liberticides. De l'autre, ceux pour qui la démocratie est non négociable. Il n'est pas anodin que cette Amérique nouvelle admire, entre autres, les Orbán, Bukele, Poutine. Entre ces capitales circule un air vicié : fascination pour la force, mépris et écrasement des contre-pouvoirs, conversion du peuple en foule docile.
Nous lançons un appel à ne pas détourner le regard. L'Histoire est rusée et donc féconde en réveils trop tardifs. Les régimes liberticides ne s'installent pas dans des coups d'État : ils s'insinuent dans les anfractuosités des lâchetés et des résignations. Ils rampent dans les silences, les complaisances, les abdications. Ce qui se joue aujourd'hui, combiné aux échéances implacables de l'exploitation planétaire, n'est pas une leçon de l'histoire. Il s'agit d'une confrontation, peut-être finale, avec les choix que l'humanité doit commettre. Il y a une urgence absolue.
Une opinion de Rudy Demotte, ancien Ministre et Président du Parlement de la Communauté française de Belgique, et Bruno Colmant, membre de l'Académie Royale de Belgique