Depuis les années 80, nous sommes immergés dans l’économie de marché. Celle-ci postule que l’allocation des biens et des services, ainsi que leur prix, est déterminée par la confrontation de l’offre et de la demande comme établie par le libre jeu du marché.
Et qu’est-ce que le marché ? C’est l’interaction de tous ses acteurs économiques. NP
Mais il fallait une justification vaguement scientifique à cette supériorité du marché. Elle est venue par la finance moderne, qu’on commença à enseigner dans les années 70 sous le postulat de l’efficience des marchés. Dans un marché efficient, tout est marginal et dilué par rapport à ce dernier. Si les marchés sont efficients, et donc omniscients en disposant de toute l’information disponible, leur supériorité est supposée puisqu’aucun individu ne peut affirmer qu’il détient, de manière systématique, des informations qui ne seraient pas connues des autres intervenants. Chacun est « dans le marché » dont il ne peut s’extraire pour le battre.
Cette efficience des marchés a été accélérée par la numérisation, et bientôt par les développements foudroyants de l’intelligence artificielle dont le déploiement va largement surpasser toute disposition cognitive humaine. Le modèle civilisationnel pourra alors être ultra-efficient puisque tous les savoirs seront regroupés dans des outils qui nous seront supérieurs. Cela conduira à des sociétés algorithmiques, des « algocraties », qui submergeront et guideront toute idée ou comportement humain, qu’il soit individuel ou collectif.
Les modes de pensée seront donc flottants et superficiels, sans autre ancrage qu’un recours à des machines obscures et omniprésentes, à l’instar des réseaux sociaux qui ont envahi les fluences de la pensée et des informations. Tout se décomposera et se recomposera.
La perturbation de nos équilibres sociopolitiques par l’intelligence artificielle sera progressive et subtile, marquée par de nombreux ajustements et évolutions sociotechniques. Le mouvement sera lent, insidieux et composé d’une multitude d’ajustements et de micro-synchronisations.
Sans réflexion globale et sans balises juridiques, il y a donc un risque que l’intelligence artificielle nous plonge dans le placenta de la douce séduction efficiente d’une dépossession du savoir et de la pensée, et aussi du langage.
Les innovateurs de la Silicon Valley prétendent que l’efficacité future repose sur l’adoption croissante de technologies avancées. Cette idéologie s’inspire du concept d’hyperstition, un mot qui désigne un système de prophéties autoréalisatrices basées sur la technologie. La plupart des problèmes humains seront donc réglés par la technologie et il faut donc accélérer cette évolution, ce qui conduit à un autre concept : l’accélératisme, mais il faudra s’interroger sur son aboutissement qui ne peut conduire qu’à l’apathie des humains ou, au contraire, à la violence civile de sociétés eugénistes qui seront dépossédées de leurs ancrages.