La critique est connue, et a été récemment ressortie par le Ministre-Président de la Wallonie, les économistes n’ont pas de légitimité à s’exprimer sur des choix politiques, sauf à s’engager activement en politique, c’est-à-dire en se présentant aux élections. C’est évidemment un propos inacceptable : tout citoyen doit pouvoir dire en toute circonstance ce qu’il pense des gouvernements passés et formuler toute proposition sur ce qu’il y aurait lieu de décider, bien entendu en respectant les lois et en restant courtois. Ceci dit, il est tout aussi évident que les non-politiques ont à reconnaître les mérites de celles et ceux qui se lancent dans l’arène politique.
Il appartient aux experts, économistes ou autres, à rester à leur place, qui n’est pas celle de la décision publique, et l’économiste doit rappeler la primauté du politique sur l’économie (voir FMI, mars 2024) mais en ce week-end d’élections, des observations d’économiste sur le fonctionnement politiques peuvent être formulées.
Qu’il est difficile de passer des préférences individuelles à des choix collectifs, la chose est connue depuis longtemps, comme l’illustrent les paradoxes de Concordet et d’Ostrogorski. Lors d’un récent déjeuner, mon interlocuteur m’a confié qu’il voterait libéral en Wallonie, socialiste au fédéral et Engagés aux européennes. Répartir ainsi ses bulletins de vote sur différents partis illustre de manière forte que nos préférences personnelles n’épousent jamais à la perfection le programme d’un parti donné. Et même celui qui adhère à un parti n’a pas à être d’accord avec l’ensemble du programme. A dire vrai, même le Président d’un parti, sauf s’il s’agit d’un autocrate, a de bonnes chances d’avoir l’une ou l’autre opinion divergente par rapport à ce que son mouvement propose. Ce serait d’ailleurs une question intéressante à poser à ces Présidents : avec quelle proposition de votre propre parti n’êtes-vous pas totalement en phase ? C’est un écrivain, pas un politique, Georges Perec, qui disait qu’à peine avoir terminé de défendre un point de vue, il était pris de l’envie d’en adopter un autre !
Le référendum et autre votation populaire d’initiative citoyenne semblent être la bonne manière de coller au mieux aux aspirations des citoyens, mais c’est loin d’être parfait. Prenons la question isolée suivante : êtes-vous pour ou contre de nouvelles centrales nucléaires ? Pour pouvoir répondre, il faut connaître des éléments complémentaires : où cela ? à quel coût ? financé par qui ? et quelles seraient les alternatives ? Ainsi, je peux être en faveur d’une politique environnementales forte qui conduise à une baisse de la consommation d’énergie telle que le renouvelable suffit mais que, faute d’une telle politique, le nucléaire est une solution de second rang. Si tel est mon cas, dois-je répondre oui ou non à la question ?
Etes-vous pour ou contre telle augmentation d’impôt ? Pour répondre, ne faut-il pas savoir à quoi serait affecté le produit de cette augmentation, quelle dépense publique sera augmentée ou quel autre impôt sera diminué, et selon quelles modalités ? Incidemment, c’est une des limites des tests électoraux dont on a abondamment parlé, et auxquels une large frange de la population a participé.
Les élections du 9 juin 2024, au niveau national comme au niveau européen, risquent fort de faire la part belle aux partis populistes et extrémistes, d’une part, à l’abstentionnisme, d’autre part. Le désamour de la démocratie et le simplisme politique sont évidemment désolant, mais ne commettons pas l’erreur d’Hillary Clinton, qui avait insulté les électeurs de Trump. Non, il faut entendre le message des électeurs de ces partis. Dans leurs motivations, il y a bien sûr de sombres ressorts, tels le racisme et l’égoïsme, mais il est aussi question de sentiment de déclassement social, de « smicardisation », de solitude, de perte de protection, d’ascenseur social en panne, de moindre bien-être matériel, de manque de respect.
Les économistes ont une part de responsabilité dans le grave mal-être ambient. Qu’il s’agisse de globalisation, d’effet de ruissellement, de destruction créatrice ou de flexibilisation du marché du travail, ils ont souvent promu des vues qui ont alimenté le ressentiment de larges pans de la population.
Comment se fait-il que l’insatisfaction populaire face aux choix politiques ne donnent pas lieu à de grandes réformes ? Une partie de la réponse est que les citoyens eux-mêmes n’aiment pas le changement. « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » devient « râle sur la politique, mais la changer risque de te faire râler davantage ». Mais il est une autre explication, en termes d’incitations. C’est que perdre le pouvoir est extrêmement pénible. Honte aux perdants, qui, en perdant, perdent le sens des sacrifices personnels qu’ils ont consentis. Il serait donc salutaire d’accorder beaucoup plus d’égards aux leaders de l’opposition, en termes de reconnaissance comme de moyens financiers. C’est nécessaire pour qu’un parti ose envisager de déplaire.
Autre notion d’économiste à mettre en avant ce week-end, le lissage intertemporel de la consommation doit guider nos choix, et notamment en termes budgétaires et en termes environnementaux. Nous savons aujourd’hui avec certitude que les générations futures auront à faire face à d’énormes difficultés. Nous nous devons d’en réduire le poids maintenant, sans, simultanément, renoncer à chercher à répondre aux problèmes sociaux d’aujourd’hui. Bien sûr qu’il vaut mieux s’endetter pour, par exemple, isoler écoles et autres bâtiments publics que ne rien faire, mais le premier choix doit être d’isoler tout en comprimant le déficit public.
Terminons par une note visant à préserver le moral, inspirée du « Je n'échoue jamais, soit je réussis, soit j'apprends » de Nelson Mandela. Au lendemain des élections, dans les décisions qui seront prises, il y aura celles qui me plaisent et celles que je dois voir comme des expérimentations susceptibles de faire changer les avis.