Les braises brûlantes d’une crise de l’euro

De conférences de presse feutrées en interventions millimétrées, la tâche de la Banque Centrale Européenne (BCE) aura été plutôt facile depuis la création de l’euro en 1999. Autoportée par une contrainte d’inflation de 2 % qu’elle n’a jamais eu à combattre puisque l’Europe a frôlé la déflation, la BCE n’a pas eu à démontrer ses capacités d’intervention, ni la pertinence d’avoir dépouillé ses États membres du contrôle des prix domestiques.

Elle n’a même pas eu à défendre son rôle de contribution à la croissance de l’emploi, puisque l’objectif de l’euro n’est pas le plein-emploi, mais la protection du pouvoir d’achat de la monnaie. Les décisions de la BCE, fondues dans une troïka, ont illustré à suffisance lors de la crise grecque qu’il ne s’agissait aucunement d’aider la population d’un pays accablé par les erreurs de ses dirigeants à s’extraire d’une récession, mais plutôt d’appauvrir cette même population par une baisse forcée de leurs moyens de substance. À l’époque, la BCE parlait de dévaluations internes, c’est-à-dire de contraction forcée du pouvoir d’achat des travailleurs.

Les choses ont certes changé, mais pourquoi l’euro n’a-t-il pas été fondé sur la création d’emploi ? Parce que ses fondateurs, influencés par le contexte néolibéral américain, ont postulé que le travail deviendrait mobile, comme aux États-Unis, et s’adapterait naturellement aux conditions de production. La versatilité du travail devait donc s’adapter à une monnaie forte. Rien n’était évidemment plus faux au sein d’États sociaux européens très différents les uns des autres. Et puis, a-t-on jamais vu très longtemps l’ordre social subordonné à la monnaie ?

Certes, la BCE a refinancé les dettes publiques des États empêtrés dans diverses crises, mais elle ne fit rien d’autre que d’accompagner un mouvement mondial ainsi que les États-Unis, le Royaume-Uni, le Japon, et tant d’autres pays l’ont commis. La BCE a même eu le luxe de pouvoir imposer des taux d’intérêt négatifs (dont l’effet bénéfique reste, à mon avis, à prouver), ce que la banque centrale américaine, le Federal Reserve, n’a pu mettre en œuvre, puisque le dollar est la devise de référence mondiale et que les États-Unis fournissent ainsi leur liquidité à l’économie planétaire.

La BCE a aussi perdu son reliquat d’indépendance, puisqu’on assiste aujourd’hui, sans que sa Présidente, Christine Lagarde, n’y voie plus rien à redire, à ce que des dirigeants européens, dont les Premiers ministres italien et portugais, ainsi que le Président français, suggèrent l’injonction politique à la BCE de ne pas trop augmenter ses taux d’intérêt. Bien sûr, on rétorquera qu’une banque centrale qui détient 30 % des dettes publiques de ses États constituants a déjà perdu son indépendance depuis longtemps, mais on avouera que l’expression publique de sommations politiques aurait, en des temps monétaires plus rigoureux, créé un certain émoi. Cela rappelle Donald Trump qui invectivait le président de la Federal Reserve.

On est donc très loin de la discipline monétaire que les pays protestants, tels l’Allemagne et les Pays-Bas, avaient voulu imposer à la BCE. Les États de la zone euro sont devenus dépendants de la BCE qui ne peut elle-même que se soumettre à leurs réalités budgétaires. Cette même BCE est incapable de contrarier une inflation importée, comme celle des produits énergétiques, et quand bien même le ferait-elle, c’est par des hausses de taux d’intérêt qui sont non seulement inopérantes, mais aussi de nature récessionnaire. Il fait aussi noter que le service d’étude de la BCE n’a pas vu cette inflation, et l’a même niée contre toute évidence, en engloutissant une partie de sa crédibilité référentielle.

Mais ce n’est pas tout : les États membres de la zone euro utilisent désormais l’arme budgétaire, c’est-à-dire leur capacité d’endettement public, pour répondre à la crise énergétique. Le cas de l’Allemagne est exemplatif. Ce pays frôlera la récession l’an prochain, tout en étant frappé d’une inflation de 7 %. Cela affectera l’industrie allemande dont l’importance reste toujours proche du quart de son PIB. L’Allemagne a tiré un grand profit de l’euro, qui lui a épargné de devoir procéder à de multiples réévaluations du Deutsche Mark. Cela lui a permis de renforcer ses exportations, déjà qualitativement supérieures dans le domaine industriel tandis que ce pays a bénéficié, plus que tout autre, du gaz russe. Aujourd’hui, l’Allemagne s’oppose à revoir la tarification du gaz, tout en injectant, en deux ans, 200 milliards d’euros dans ses industries afin d’alléger le coût de leurs intrants énergétiques. Ce montant est gigantesque : cela représente 2,6 % de son PIB annuel. L’Allemagne procède donc, de manière déguisée, à une dévaluation interne grâce à la robustesse de ses finances publiques. On se souviendra que c’est qu’elle avait imposé, non pas favorablement aux entreprises, mais défavorablement aux travailleurs des pays du Sud européen, asphyxiés par leur endettement public, il y a dix ans. À l’époque, il fallait sauver l’euro. Aujourd’hui, c’est l’Allemagne qui s’en enfuit.

Cette tendance centrifuge s’accentuera avec l’expression de réponses souveraines à la crise énergétique. Les différences d’endettement public vont se manifester à nouveau, après des années de déluge monétaire. À moyen terme, la BCE devra atténuer son soutien aux États alors que nos économies doivent faire face au vieillissement de la population qui va embraser les dépenses sociales, qui seront elles-mêmes financées par l’endettement public. Les États devront donc solliciter les marchés financiers et leurs banques domestiques, ce qui créera des tensions politiques et des différentiels au niveau des taux d’intérêt. Et, une fois de plus, la zone euro sera confrontée au caractère inaccompli de la monnaie unique, qui ne repose sur aucune fédéralisation des finances publiques, et encore moins sur une union bancaire dont les pays du Nord ne veulent pas.

Au-delà de l’année 2022, l’euro va continuer à traverser des doutes existentiels. Trop d’années ont démontré que l’emploi et la croissance avaient été les variables d’ajustement au maintien de l’unité monétaire. L’euro n’est pas une monnaie spontanée, mais l’aboutissement d’un diplomatique rapport de forces nationales. Si les premières années de cette monnaie, introduite en 1999, ont été baignées dans un contexte économique favorable, différentes crises en ont dévoilé les failles. L’euro n’a pas apporté suffisamment d’intégration politique et de croissance. Sa gestion devrait être repensée dans le sens d’une plus grande solidarité financière et d’une compréhension sociopolitique accrue des différents États membres. Il faudra aussi exercer un devoir d’inventaire démocratique sur vingt ans d’actions de la BCE. Sans cela, une crise de l’euro couvera toujours sous les braises de la finance mondiale.

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