L’utilisation de la SOPARFI par des résidents belges et la montée en puissance de la substance économique

Ce n’est un secret pour personne : de nombreux résidents belges détiennent des sociétés au Luxembourg à des fins fiscales[1]. L’enquête LuxFiles, menée par Le Soir[2] et De Tijd[3], a révélé que les cent plus riches familles belges ont logé un patrimoine d’environ 48 milliards d’euros dans des structures sociétaires luxembourgeoises. La "Société à Participation Financière" luxembourgeoise, communément dénommée "SOPARFI", est particulièrement prisée par les résidents belges, qu’il s’agisse de riches familles ou de groupes belges déployant leurs activités à l’étranger.

I. De la substance organisationnelle …

Jusqu’il y a peu, lorsque le fisc belge entendait remettre en cause l’utilisation d’une société (holding) luxembourgeoise par un résident belge dans un montage de planification internationale, la discussion se portait le plus souvent sur le terrain de la « substance organisationnelle ». Autrement dit, le débat se focalisait sur des éléments formels ou organisationnels de la société luxembourgeoise, tels que la compétence décisionnelle de son organe de gestion, la composition de son conseil d’administration, la localisation des réunions de son conseil d’administration, le personnel qu’elle emploie, son infrastructure locale (bureaux équipés), le lieu où sa comptabilité était tenue…

En témoigne la célèbre affaire fiscale Belgacom, relative à la question de la résidence fiscale d’une SOPARFI, ayant donné lieu à un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 23 novembre 2017.[4]

En l’espèce, le fisc belge entendait remettre en cause l’utilisation d’une SOPARFI, constituée en 2003 par le principal opérateur belge de téléphonie, afin de pouvoir profiter des charmes de la législation fiscale grand-ducale. Les juges bruxellois avaient à trancher la question suivante : le fisc belge peut-il imposer les bénéfices de la SOPARFI luxembourgeoise à l’impôt des sociétés en Belgique, dans la mesure où celle-ci aurait son « siège de direction » (ou « siège réel ») en Belgique ?

L’administration fiscale belge prétendait en l’espèce que le siège social de la holding (statutairement fixé au Luxembourg) et son siège réel ne coïncidaient pas dès lors que cette holding aurait été effectivement dirigée par sa société mère depuis la Belgique, et que, par conséquent, elle aurait dû être soumise à l’impôt des sociétés en Belgique.

Dans son arrêt du 23 novembre 2017, la Cour d’appel de Bruxelles a interprété de manière « formaliste » la notion de siège réel. La Cour d’appel a rejeté la thèse du fisc belge (confirmant ainsi la résidence fiscale luxembourgeoise de la SOPARFI), en se fondant sur des critères formels tels que la compétence décisionnelle de l’organe de gestion, sa composition exacte, le lieu de ses réunions (présence «physique» des administrateurs), et – de manière décisive – le lieu de la prise de décision (pour les décisions stratégiques). Un point important à retenir : le fait que les administrateurs se réunissaient physiquement au Luxembourg (ce qui pouvait être démontré) pour prendre les décisions stratégiques a influencé de manière décisive la décision de la Cour.

2. … à la substance économique

Depuis quelques années, on assiste toutefois à une montée en puissance de la « substance économique », suite à la multiplication de mesures anti-abus sur la scène fiscale internationale (directives européennes et conventions fiscales). Pour pouvoir apprécier si une société holding (par exemple, une SOPARFI luxembourgeoise) est dotée d’une « substance économique », il faut davantage s’intéresser aux motifs qui ont présidé à sa création et à l’activité économique réellement exercée par cette société.

Force est ainsi de constater que l’existence d’une « substance organisationnelle » ne suffit plus : l’existence d’une « substance économique » est devenue capitale pour conjurer le risque de remise en cause de constructions potentiellement agressives par le fisc sur le fondement des nouvelles mesures anti-abus, notamment la mesure anti-abus de la directive « mère-filiale »[5], les mesures dites « générales anti-abus » telles que celle qui est prescrite par la Directive ATAD (« Anti-Tax Avoidance Directive »)[6], ou celle qui a été recommandée dans le cadre du Plan BEPS (« Base Erosion and Profit Shifting ») de l’OCDE dès 2015 et qui est dorénavant insérée dans de nombreuses conventions préventives de double imposition (« Principal Purpose TestPPT ») à la faveur de l’instrument multilatéral (« Multilateral InstrumentMLI »).

3. Une SOPARFI dépourvue de substance économique au cœur d’une affaire fiscale belge retentissante

L’affaire fiscale belge suivante, au cœur de laquelle se trouve une SOPARFI luxembourgeoise, illustre de manière éloquente cette montée en puissance de la substance économique.

Le 1er décembre 2020, la Cour d’appel de Gand a rendu un arrêt retentissant à propos d’une planification fiscale internationale complexe échafaudée par un fonds de private equity américain, mettant en scène une double structure holding (holding belge détenue par une SOPARFI luxembourgeoise) [7].

En l’espèce, le fonds américain avait acquis en 2003 un groupe de sociétés belges actives dans la fabrication de machines à laver, séchoirs et matériel de repassage. En 2006, il avait réalisé une première restructuration du groupe consistant en la constitution de nouvelles sociétés holdings, des cessions intragroupe d’actions financées par endettement externe, des augmentations et réductions de capital, des fusions de sociétés, etc. En 2012, suite à l’entrée d’un investisseur tiers (un fonds d’investissement français) au sein d’une nouvelle SOPARFI luxembourgeoise du groupe (joint venture), une seconde réorganisation de vaste ampleur fut mise en place. Celle-ci se caractérisa notamment par la vente et l’apport à la SOPARFI des actions de la holding belge du groupe, ainsi que par une distribution de dividendes et une réduction de capital par la holding belge à la SOPARFI. Ces sommes furent ensuite rapatriées en direction des actionnaires ultimes (notamment un manager belge du groupe) en franchise d’impôt.

Le nœud du problème : l’exonération de précompte mobilier prévue par la Directive mère-filiales, appliquée par la holding belge en 2012 sur les distributions vers la holding luxembourgeoise. La Cour d’appel de Gand a donné raison au fisc et rejeté l’application de cette exonération, sur le fondement du principe d’interdiction de l’abus de droit en droit européen (en renvoyant explicitement aux fameux « arrêts danois » rendus par Cour de justice de l’Union européenne).

La Cour a considéré que le montage avait été mis en place dans le but précis de permettre à la holding belge de faire des distributions en exonération de retenue à la source en direction des bénéficiaires effectifs (via la SOPARFI). Les motivations non fiscales mises en avant par le contribuable ont été balayées d’un revers de la main par la Cour. La création de la SOPARFI au Luxembourg - alors que le groupe n’y déployait à ce moment aucune activité économique – et l’absence de toute « substance » au Grand-Duché ont joué un rôle décisif dans la décision de la Cour.

L’importance accrue de la substance économique des holdings sonne comme un rappel à l’ordre pour les dirigeants de groupes internationaux (ainsi qu’aux professionnels de la fiscalité internationale qui les assistent): ceux-ci ont plus que jamais intérêt à bien documenter et étayer les justifications économiques de leurs opérations transfrontières générant un avantage fiscal, en particulier lorsqu’une exonération de retenue à la source est invoquée lors de paiements de dividendes (ou d’intérêts) vers une société holding (ou de financement) étrangère (notamment une SOPARFI luxembourgeoise). On ne badine pas avec la mise en musique juridique d’opérations d’une telle ampleur…

[1] Sur cette problématique, voy. D.-E. PHILIPPE, L’utilisation par les résidents belges des structures sociétaires luxembourgeoises. La SPF, la SICAV-SIF et la SOPARFI, Bruxelles, Larcier, 2014, 220 pages.

[2] J. MATRICHE, « 48 milliards belges dans des boîtes aux lettres au Luxembourg », Le Soir, 27 mars 2018.

[3] L. BOVE et D. ADRIAEN, « 100 rijkste Belgen parkeren 48 miljard in Luxemburg », De Tijd, 27 mars 2018.

[4] Bruxelles, 23 novembre 2017, n° 2014/AF/271. Voy. à cet égard D.-E. PHILIPPE et A. NOLLET, « L’affaire Belgacom : consécration d’une approche « formaliste » du siège réel », RGFCP, 2018, n°6, pp. 4 à 12.

[5] Mesure anti-abus de la Directive mère-filles 2015/121/UE du 27 janvier 2015.

[6] Directive n° 2016/1164 du Conseil du 12 juillet 2016 établissant des règles pour lutter contre les pratiques d’évasion fiscale qui ont une incidence directe sur le fonctionnement du marché intérieur, J.O.U.E., 19 juillet 2016, L. 193.

[7] Gand, 1er décembre 2020, 2019/AR/306 et 2019/AR/307, Monkey.be, et commentaires : D.-E. PHILIPPE et A. NOLLET, « L’abus fiscal à la croisée des chemins du droit européen : application à une planification fiscale internationale impliquant des holdings étrangères. Note sous l’arrêt de la Cour d’appel de Gand du 1er décembre 2020 », R.G.F.C.P., 2022/3-4, pp. 15-40.


Denis-Emmanuel PHILIPPE, Avocat-associé (Bloom-Law)

Barreaux de Bruxelles et Luxembourg

Maître de conférences à l’Université de Liège

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