Instaurer un prix du carbone est, selon les économistes, la politique la plus à même de lutter efficacement et de façon décentralisée contre le réchauffement climatique. Elle est toutefois freinée par les craintes qu’elle suscite quant au pouvoir d’achat des ménages et à la compétitivité des entreprises. Des exemples appliqués démontrent que, pour autant que les revenus de la taxe soient redistribués judicieusement, ces critiques ne sont pas justifiées.
La lutte contre le réchauffement climatique causé par les émissions anthropiques de carbone dans l’atmosphère constituera le défi majeur des prochaines décennies. Les engagements pris par l’Union européenne en la matière nécessiteraient une réduction récurrente de ces émissions de 7,5 % par an jusqu’en 2050. Imposée ex abrupto, une telle diminution impliquerait une chute de l’activité réelle dans une proportion quasiment identique, comme nous l’a appris récemment l’expérience traumatisante du confinement. Mais, s’il est impératif de s’engager le plus rapidement possible sur la voie de la transition vers une économie zéro carbone, il y a lieu de le faire d’une façon raisonnée, organisée et efficace, afin que le coût en soit supportable pour les ménages et pour les entreprises. À défaut, malgré le fort intérêt manifesté par la population pour les questions climatiques ces dernières années, il risque d’être très difficile de faire accepter à la génération d’aujourd’hui de payer un coût dont les bénéfices ne se matérialiseront que pour les générations futures.
Les économistes promeuvent depuis de nombreuses années une politique de tarification des émissions de carbone. En attribuant une valeur au carbone émis et en appliquant le principe du pollueur-payeur, les coûts sociaux des différentes sources d’énergie sont intégrés dans les prix de celles-ci. Cela permet de favoriser les énergies non carbonées, les investissements dans ces énergies, ainsi que la recherche nécessaire pour les développer, et ce de façon totalement décentralisée. Cette proposition rencontre toutefois une vive opposition. Il lui est reproché, entre autres, de toucher plus durement les ménages les moins nantis, de rendre les entreprises moins compétitives et de faire fuir les investissements.
L’exemple de la Suède permet de démonter ces arguments. Ce pays a introduit une taxe carbone dès 1990, laquelle n’a depuis cessé d’augmenter pour avoisiner aujourd’hui les 110 euros par tonne émise. De plus, depuis 2005, les grosses entreprises de ce pays sont soumises au système d’échange de droits à polluer instauré par l’Union européenne. Le graphique 1 ci-après compare la Suède, où les énergies carbonées sont lourdement taxées, aux États-Unis, où elles le sont nettement moins. L’évolution du PIB par habitant ne permet pas de déceler une quelconque contre-performance économique de la Suède. En revanche, ce pays, déjà particulièrement frugal en matière de consommation d’énergie fossile par rapport aux autres pays industrialisés, réussit l’exploit de réduire ses émissions par habitant d’un tiers en l’espace de trente ans. Sur le même horizon, les États-Unis, qui sont l’un des plus gros émetteurs mondiaux par habitant, n’ont raboté ces émissions que d’un cinquième. Si malgré son « cavalier seul », l’économie de la Suède n’a pas pâti des problèmes susmentionnés, c’est parce qu’elle a adopté des mesures compensatoires au renchérissement du prix de l’énergie, tant pour les ménages que pour les entreprises, mesures financées par les dividendes de la taxe imposée.
De manière remarquable, les études basées sur différentes expériences d’introduction de prix du carbone concluent unanimement à l’efficacité de la mesure pour diminuer les émissions, tandis que le renchérissement du coût de l’énergie semble avoir été absorbé par les économies concernées sans problème majeur au niveau agrégé, ni pour l’activité réelle, ni pour l’emploi.
En 2018, les ménages et les entreprises établis sur le territoire belge ont émis quelque 100 millions de tonnes de CO2, soit 0,27 % des émissions mondiales. À titre de comparaison, la Belgique abrite 0,15 % de la population mondiale, et son économie contribue à hauteur de 0,46 % au PIB mondial. Les émissions par habitant sont donc, comme attendu, plus élevées que la moyenne mondiale, tandis que les émissions par unité de valeur ajoutée y sont inférieures. Depuis le début du siècle, les émissions belges totales ont diminué de 25 % et les émissions par habitant de 31 % mais, depuis 2014, ce mouvement semble s’être interrompu.
Les émissions des entreprises, qui représentent les trois quarts du total, sont en baisse de 29 % sur la période 2000-2018, là où les émissions attribuées aux ménages n’ont reculé que de 12 % sur le même intervalle. Pour ces derniers, les émissions relatives au chauffage (soit 13 % des émissions belges totales) sont en diminution de 29 % sur l’ensemble de la période. En revanche, celles relatives au transport (soit 11 % des émissions belges totales) ont au contraire crû de 31 %.
À titre d’exemple, une taxe sur l’ensemble des émissions de carbone de 50 euros par tonne en Belgique équivaudrait, ex ante, à un coût de 1,1 % du PIB. Le graphique 2 détaille, par secteur de production et par poste de consommation, ce que, a priori, cette taxe représenterait. Elle est exprimée en euros par personne pour les ménages et en pourcentage de la valeur ajoutée pour les entreprises, et est comparée avec ce qu’une même taxe impliquerait pour les pays voisins et l’Union européenne dans son ensemble. Il ressort de cette illustration que les ménages belges sont moins efficaces en carbone que leurs voisins, particulièrement en matière de chauffage. Le secteur manufacturier serait l’un de ceux qui souffriraient le plus d’une telle taxe, non seulement en ratio de la valeur ajoutée, mais également en termes de concurrence avec les entreprises européennes, tandis que les entreprises des secteurs du transport et de la fourniture d’électricité seraient, proportionnellement à leur valeur ajoutée, moins affectées que leurs concurrentes européennes.
Les modèles macroéconomiques disponibles à la Banque permettent d’évaluer les conséquences, pour les prix, pour l’activité économique et pour l’emploi, d’un renchérissement des prix de l’énergie causé par une tarification du CO2 émis. Les simulations effectuées dans ce cadre doivent être vues avant tout comme un exercice fiscal, ces modèles ne permettant pas d’intégrer les conséquences en matière de changement de technologie de production, de transfert d’activité entre secteurs, ou encore d’habitudes de consommation des ménages (hormis bien sûr la réaction à une augmentation de l’indice général des prix). L’exercice est avant tout destiné à comprendre les canaux de transmission à court et à moyen termes de ce choc fiscal. Il est, pour ce faire, articulé autour de trois questions: la taxe porte-t-elle sur les émissions à la consommation ou à la production, la taxe est-elle due en Belgique uniquement ou à l’échelon européen, les revenus de la taxe sont-ils redistribués ou non ? Les principaux résultats sont repris dans le tableau ci-après.
Une taxe de 50 euros par tonne de CO2 portant sur les émissions liées à la consommation correspond, ex ante, à un montant de 1,25 milliard d’euros, soit 0,5 % des dépenses de consommation. Si cette taxe sur les carburants fossiles ne nourrit pas le mécanisme d’indexation automatique, elle affecte directement le pouvoir d’achat des ménages dans cette proportion, mais n’entraîne pas de handicap de compétitivité. En l’absence d’une politique de redistribution du dividende fiscal, la demande des ménages diminue et les entreprises réduisent leurs investissements et l’emploi. Si la même taxe porte sur les émissions liées à la production, elle représente, ex ante, un montant de 3,75 milliards d’euros, soit 1,1 % de la valeur ajoutée privée. Les entreprises vont répercuter progressivement cette augmentation de leurs coûts sur leurs clients, à savoir les ménages (consommation et immobilier), les entreprises (investissements) et les importateurs étrangers. Cette base plus large permet d’expliquer que, pour un choc trois fois plus ample que dans la première simulation, les conséquences sur le prix à la consommation ne sont pas proportionnelles. L’indexation automatique, active dans ce cas, permet de protéger partiellement les ménages, dont la consommation recule moins que dans la simulation précédente. En revanche, la position concurrentielle des entreprises se détériore et les exportations baissent. Globalement, les conséquences en matière de PIB et d’emploi sont, à taille de choc équivalente, un peu moins importantes que pour une taxe portant sur les émissions à la consommation.
Si une taxe portant sur les émissions liées à la fois à la consommation et à la production était instaurée au niveau européen, la position concurrentielle des entreprises belges en pâtirait certainement moins. Cet aspect est toutefois largement compensé par les effets inflationnistes de la taxe sur la demande privée des autres pays européens, frappant par ricochet les exportations belges. Enfin, si le gouvernement n’affecte pas les revenus de la taxe à la diminution de la dette publique mais, au contraire, les redistribue aux ménages et aux entreprises (ici selon une clef de répartition 50-50), les conséquences négatives pour l’activité réelle obtenues dans les simulations précédentes peuvent être entièrement effacées. L’exercice confirme une analyse récente de la Nederlandsche Bank ainsi que ce qui ressort de la littérature: redistribuer les revenus générés par la taxe carbone aux ménages et aux entreprises les plus fragilisés permet à l’économie d’absorber le choc du renchérissement du prix de l’énergie, même en dehors de toute synchronisation internationale. En effet, les ménages vont consacrer l’argent reçu à leur consommation, soutenant ainsi la demande intérieure. L’amélioration du revenu disponible des entreprises va faciliter leurs investissements sans toutefois les inciter à modifier leurs prix. Les quelques emplois perdus à la fin de l’horizon de simulation reflètent bien sûr partiellement le retard dans l’évolution de cette variable par rapport à celle de l’activité économique. Mais ils sont essentiellement dus au décalage d’un an considéré dans la simulation entre l’introduction de la taxe et la redistribution de son dividende. Ceci illustre l’importance de minimiser ce décalage et le défi, pour l’administration fiscale, de faire en sorte que prélèvements et redistributions soient aussi rapprochés que possible dans le temps. Enfin, si les modèles utilisés permettaient de mieux reproduire les comportements observés empiriquement, à savoir que les entreprises et les ménages adaptent leurs comportements et leurs technologies pour éviter de payer la taxe, et sont d’autant plus incités à le faire rapidement que la taxe croît dans le temps, les effets négatifs transitoires de la politique de prélèvement-redistribution seraient encore plus réduits, voir entièrement annulés.
Source : BNB, Lutter contre le réchauffement climatique en fixant un prix pour le carbone: intuitions, expériences de terrain et éléments pour l’économie belge