La frontière entre le temps de travail et le temps de repos des travailleurs n’a cessé de s’estomper ces dernières années, certainement depuis la crise du Coronavirus et la généralisation du télétravail. L’utilisation des outils de travail numériques provoque chez les travailleurs le sentiment d’être connectés en permanence et de devoir rester joignables après leurs heures de travail, avec les conséquences que l’on sait sur l’augmentation du stress et des risques de burn-out. Il est donc primordial que les employeurs prennent des dispositions appropriées au sein de leur entreprise pour délimiter clairement la vie privée des travailleurs, en vue de leur bien-être. C’est ce qui explique l’actualité du « droit à la déconnexion » ou, plus précisément, le droit des travailleurs à être et rester déconnectés en dehors des heures de travail.
Le droit à la déconnexion n’est pas nouveau. En France, ce droit à la déconnexion avait déjà été inscrit dans la loi en 2017. Toute entreprise française disposant d’un délégué syndical au moins, doit ainsi définir, sur une base annuelle, les modalités selon lesquelles un travailleur peut exercer son droit à la déconnexion. En outre, des mesures doivent être prévues pour l’utilisation des outils de travail numériques.
Par ailleurs, les partenaires sociaux européens s’accordent également sur la nécessité d’établir un droit à la déconnexion et l’ont repris comme l’une des questions à traiter dans l’accord-cadre de juin 2020 sur la numérisation. Jusqu’à présent, cela n’a toutefois pas débouché sur une obligation réelle pour les États membres de mettre en œuvre le droit à la déconnexion dans leur système juridique national.
En Belgique, le droit à la déconnexion n’est pas non plus un concept inconnu. Inspiré par nos voisins du Sud, l’ancien ministre de l’Emploi Kris Peeters a pris en 2018 l’initiative législative d’encourager les employeurs à organiser une consultation sur la déconnexion des travailleurs. La loi relative au renforcement de la croissance économique et de la cohésion sociale du 26 mars 2018 prévoit une obligation pour les employeurs du secteur privé d’organiser des consultations régulières sur la déconnexion du travail et l’utilisation des moyens de communication digitaux au sein du Comité pour la prévention et la protection au travail (« CPPT »). À défaut de CPPT, la consultation se fera avec la délégation syndicale ou, à défaut, directement avec le personnel.
Cette consultation doit être organisée en vue d’assurer le respect des temps de repos, des vacances annuelles et des autres congés des travailleurs et de préserver l’équilibre entre le travail et la vie privée. Sur la base de cette consultation, des propositions et des conseils peuvent alors être formulés à l’intention de l’employeur, qui peuvent être convertis en mesures (par exemple sous la forme d’une convention collective de travail au niveau de l’entreprise).
Contrairement au droit à la déconnexion français, la loi belge ne prévoit donc qu’une obligation de consultation sur le droit à la déconnexion. Les employeurs peuvent, mais ne doivent pas, donner suite à ces consultations et/ou définir des mesures concrètes.
À compter du 1er février 2022, un droit à la déconnexion a été ancré dans le statut du personnel fédéral pour l’ensemble des membres du personnel (y compris les fonctionnaires contractuels). Une circulaire de la ministre de la Fonction publique, Petra De Sutter, précise la portée de ce droit. Dans un marché du travail où les moyens de communication numériques et le passage à un travail sans contrainte de temps et de lieu ont pris une place prépondérante, l’objectif est de fournir une garantie aux fonctionnaires afin qu’ils soient dérangés le moins possible pour des raisons professionnelles pendant leur temps libre.
Il est notamment prévu que les membres du personnel ne puissent plus être contactés en dehors des heures normales de travail. En outre, ils ne peuvent subir aucun préjudice s’ils ne répondent pas au téléphone ou ne lisent pas de messages liés au travail en dehors de leurs temps de travail normal.
Deux exceptions sont toutefois prévues à ce principe : les membres du personnel peuvent être contactés en dehors de leurs heures de travail en cas de circonstances exceptionnelles et imprévues qui ne peuvent attendre la prochaine période de travail ou si le membre du personnel est désigné à un service de garde.
Le droit à la déconnexion pour les fonctionnaires prévoit également l’obligation pour les organisations de procéder à une consultation annuelle sur le sujet. La circulaire du ministre De Sutter offre également quelques lignes directrices utiles pour stimuler la consultation sur la déconnexion. Une feuille de route prévoyant différentes étapes explique les thèmes qui peuvent être abordés, comme par exemple : Quels sont les différents besoins et les attentes en matière de flexibilité du membre du personnel et de l’organisation ? Le membre du personnel et le responsable disposent-ils des compétences nécessaires ? Les attentes et les rôles sont-ils suffisamment clairs ? Etc.
Pour l’instant, un droit à la déconnexion n’a donc été établi que pour les fonctionnaires fédéraux. Il semble toutefois que les travailleurs du secteur privé devraient également en bénéficier prochainement.
Le droit à la déconnexion fait en effet partie du « Deal pour l’emploi ». Le comité ministériel restreint du gouvernement fédéral est parvenu à un accord le 15 février 2022 sur un vaste ensemble de mesures visant à moderniser notre marché du travail. Ces mesures doivent contribuer à ce que la Belgique atteigne un taux d’emploi de 80 % d’ici 2030. L’introduction d’un véritable droit à la déconnexion en fait partie et « devrait alléger la pression que de nombreux travailleurs subissent au travail ».
Cependant, à l’heure actuelle, nous attendons toujours (et probablement pour plusieurs mois encore) une législation concrète mettant en œuvre ce droit à la déconnexion pour le secteur privé. Un projet de loi portant sur diverses dispositions est prêt à être approuvé en première lecture par le Conseil des ministres. Ensuite, le texte devra également être confirmé par les partenaires sociaux au sein du Conseil national du travail, avant de pouvoir être approuvé par le gouvernement en deuxième lecture.
Le gouvernement a déjà indiqué que le droit ne sera introduit que pour les entreprises de plus de 20 employés. En outre, les employeurs devront fixer les accords concrets concernant le droit à la déconnexion au sein d’une convention collective de travail.
Cela signifie-t-il que les travailleurs n’ont actuellement aucun droit à la déconnexion en dehors des heures de travail ? Non. L’introduction progressive d’un droit à la déconnexion ne doit évidemment pas laisser penser que les travailleurs seraient actuellement obligés d’être joignables en dehors des heures de travail.
Notre droit du travail prévoit déjà de nombreuses obligations concernant le respect des limites de temps de travail et des périodes de repos des travailleurs. Il s’ensuit que les travailleurs ne sont, par principe, évidemment pas tenus de fournir des prestations en dehors de leurs heures de travail. Certes, les travailleurs investis d’un poste de direction ou de confiance n’entrent pas dans le champ d’application des dispositions relatives à la durée du travail mais ils n’échappent cependant pas aux dispositions relatives au bien-être au travail, de sorte qu’on ne peut pas non plus attendre d’eux qu’ils soient connectés en permanence.
En outre, comme expliqué plus haut, le législateur a déjà prévu une obligation pour les employeurs d’organiser une consultation autour des questions de déconnexion, sur la base de laquelle des mesures spécifiques au niveau de l’entreprise peuvent ensuite être introduites.
Il nous semble que la formalisation du droit à la déconnexion apportera toutefois une réelle plus-value au cadre existant. La réduction de la connectivité permanente des travailleurs n’implique en effet pas seulement un changement de la culture de travail de nombreuses organisations mais aussi des travailleurs eux-mêmes. Bien qu’ils n’y soient nullement tenus, les travailleurs continuent bien souvent de répondre aux courriels en dehors des heures de travail parce qu’ils évoluent dans une culture d’entreprise encourageant une réactivité constante et parce qu’ils éprouvent eux-mêmes des difficultés à se déconnecter des outils numériques après les heures de travail. L’inscription explicite du droit à la déconnexion dans la législation, voire l’obligation de prendre des mesures à cet effet au niveau de l’entreprise et/ou du secteur, pourrait dès lors, selon nous, contribuer à faire évoluer les mentalités des employeurs et des travailleurs dans le bon sens.
Dans l’attente d’un texte légal, vous pouvez d’ores et déjà, en tant qu’employeur, prendre quelques mesures simples afin d’assurer le bien-être de vos travailleurs (ce à quoi tout employeur est d’ailleurs tenu) en instaurant une culture de la déconnexion dans votre organisation. Pensez, entre autres, à l’interdiction des réunions après 18 heures, à l’organisation de formations sur le bien-être pour votre personnel, etc.
Etienne Pennetreau et Sara Mannaerts, Avocats chez Schoups
Source : BECI