Cet article est rédigé dans le cadre de la diffusion du Tax TV show du mois de septembre, disponible sur offfcourse.be.
Ce début de second semestre 2025 aura été marqué par deux décisions de la Cour constitutionnelle qui touchent au cœur de la pratique quotidienne des fiscalistes et comptables : d’une part, l’usage du délai spécial de taxation sur base d’informations étrangères, et d’autre part, la validité – partielle – de la réforme 2023 de la taxe Caïman. Ces arrêts obligent à ajuster les réflexes en matière de contrôle, de documentation et de planification patrimoniale.
Délai spécial et informations issues de l’étranger (art. 333/2 et 358, §1er, 2°, CIR 92)
Ce que la Cour valide… à condition d’interpréter strictement
Dans son arrêt récent du 17 juillet 2025, la Cour constitutionnelle rappelle à l’administration fiscale que la réception d’informations de l’étranger ne lui donne pas carte blanche pour multiplier les contrôles et imposer des revenus indûment.
1. Le cadre légal : délais d’imposition et d’investigation
L’Administration dispose de plusieurs types de délais en matière d’impôts sur les revenus :
Depuis 2016, ce délai spécial s’accompagne d’une obligation, pour l’administration, d’établir l’impôt dans les 24 mois qui suivent la réception de ces informations.
L’objectif : permettre à l’Administration de vérifier les données reçues de l’étranger et, si nécessaire, d’établir l’impôt correspondant. Mais attention : ce droit ne doit pas être étendu au-delà des informations effectivement reçues.
2. L’objet limité des investigations
Les juridictions de fonds ont rapidement dû préciser la portée de ce droit :
En résumé, le fisc doit se limiter aux revenus directement visés par les données obtenues de l’étranger. Les investigations sur d’autres exercices, même inclus dans les cinq ou sept années couvertes par le délai spécial, sont jugées disproportionnées et non autorisées.
3. Conséquences pratiques pour les comptables
Pour les professionnels de la comptabilité, cette jurisprudence implique :
Cette décision renforce donc la sécurité juridique des contribuables et limite l’étendue des contrôles systématiques fondés sur des informations étrangères.
Réforme 2023 de la taxe Caïman : annulations partielles et balises pratiques
La Cour était saisie de plusieurs griefs contre les modifications de 2023 aux articles 5/1 à 5/12 du CIR 92. Résultat : validation du cadre général, mais correction de nombreux excès.
Principales censures de la Cour
1. Exclusion de substance : retour à une interprétation plus souple
Depuis 2024, la taxe Caïman ne s’appliquait pas si la construction juridique remplissait plusieurs conditions cumulatives : implantation dans un État coopératif, activité économique substantielle fondée sur des moyens propres, revenus générés par cette activité, et absence de gestion de patrimoine privé du fondateur.
La version 2.1 précisait que l’activité économique devait consister en une offre de biens ou de services sur un marché déterminé. La Cour annule cette restriction : la seule gestion d’actifs ne peut être présumée artificielle, et le contribuable doit pouvoir démontrer la réalité économique de la structure. Elle rappelle également que la gestion du patrimoine privé – bien qu’exclue du champ économique – ne peut suffire à qualifier automatiquement un montage d’artificiel. Résultat : l’article 5/1, §3, alinéa 2 CIR 92 est annulé.
L’article 18, alinéa 1er, 3°/1 CIR 92 introduisait une taxation sur les “bénéfices non distribués” en cas de transfert de domicile fiscal, déplacement du siège ou transfert d’actifs. Le texte ne distinguait pas selon que les bénéfices avaient été générés avant ou après l'assujettissement en Belgique.
La Cour précise deux points essentiels :
En conséquence, l’article est annulé dans la mesure où il permettait l’imposition de bénéfices antérieurs à l’entrée en lien fiscal avec la Belgique.
Dans certains cas, les revenus d’une construction juridique sont déjà imposés via les règles CFC dans le chef d’une société intermédiaire. La taxe Caïman 2.1 prévoyait une exonération lorsque ces revenus étaient taxés dans une société résidente belge.
La Cour juge cette limitation injustifiée : si une société étrangère est soumise à des règles CFC équivalentes, le contribuable doit pouvoir échapper à la double imposition. L’article 5/1, §3, alinéa 1er, c) CIR 92 est annulé en ce qu’il ne permettait pas d’apporter cette preuve.
Depuis 2024, un fonds dédié était considéré comme une construction juridique si plus de 50 % de ses parts étaient détenues par une seule personne ou par des personnes liées entre elles. Cette règle limitait fortement l’ancienne exemption applicable aux fonds propriétaires diversifiés.
La Cour juge ce seuil rigide et disproportionné : un contribuable doit pouvoir démontrer que, malgré une détention supérieure à 50 %, la structure n’a pas de finalité fiscale artificielle. L’article 2, §1er, 13°/1, alinéa 2 CIR 92 est partiellement annulé à défaut de permettre cette preuve contraire.
Dans un arrêt du 24 juin 2025 (2024/AR/961), la Cour d’appel de Gand est venue rappeler un principe fondamental : lorsqu’une copie de données est saisie lors d’un contrôle fiscal, la correspondance confidentielle avec un expert-comptable doit être retirée avant toute consultation par l’Administration, au même titre que les échanges avec un avocat. Ce filtrage doit être opéré, en cas de contestation, par l’autorité disciplinaire compétente, en l’espèce, l’ITAA.
L’Inspection spéciale des impôts (ISI) procède à une visite surprise dans une société d’e-commerce et copie les données des ordinateurs et messageries. Elle exige ensuite une copie complète de l’infrastructure informatique, y compris le cloud. La société résiste, et le litige est porté devant les tribunaux.
La Cour d'appel confirme que les copies doivent être remises, mais placées sous séquestre auprès d’un huissier. L’Administration demande ensuite la levée des scellés afin d’accéder aux données.
Un premier jugement autorise la consultation après retrait de la correspondance avec les avocats. Le contribuable demande que le même tri s’applique aux échanges avec son expert-comptable.
La Cour rappelle deux principes :
Les agents fiscaux doivent :
Ainsi, la levée totale des scellés est admise uniquement pour permettre ce tri, sous réserve du respect du secret professionnel.
La Cour confirme que :
L’article 334 du CIR 92 s’applique pleinement : le contribuable peut invoquer le secret professionnel, même s’il n’en est pas le titulaire. Le fisc ne peut donc pas décider seul du sort des documents protégés.
La Cour précise le mécanisme :
La décision finale appartient exclusivement à l’autorité disciplinaire, et non à l’Administration ni au juge de fond.
Cet arrêt consacre trois principes importants :
Pour les entreprises, fiduciaires et conseillers, ce jugement renforce la sécurité juridique lors des contrôles impliquant des copies massives de données numériques. Il impose un cadre clair au fisc et garantit le respect de la confidentialité professionnelle.
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[1]Voy. arts. 88 et s. du Projet de loi portant des dispositions diverses, Doc. parl., sess. ord. 2024-2025, n° 56 0963/001.