J’ai mis très longtemps à faire le lien entre la finance de marché et l’économie de marché en ce qui concerne leur rapport au temps. La finance de marché (que l’on appelle aussi finance moderne) n’est pas fondée sur l’accumulation du passé vers le présent – une approche que l’on peut d’ailleurs relier au principe du prorata temporis d’origine catholique. Elle repose plutôt sur l’actualisation, c’est-à-dire l’expression en termes contemporains d’un futur estimé, que l’on peut vaguement associer à la prédestination calviniste.
Dans la finance moderne, les biens, les humains, les capitaux ne valent que ce qu’ils rapporteront dans le futur. Il s’agit donc d’estimer cette utilité future pour la ramener à une valeur présente grâce à un travail d’actualisation. Cependant, cette utilité future, son degré de précision, et même le prix du temps (c’est-à-dire le taux d’intérêt) évoluent en permanence. Cela conduit à un monde de valeurs évanescentes, semblable à un cours de bourse sans mémoire, où la seule vérité est celle d’avoir existé, avant de disparaître instantanément.
De manière parallèle, l’économie de marché, que les néolibéraux souhaitent sans friction – comme un cours de bourse –, est devenue une économie instantanée. Tout doit se valoriser immédiatement, et surtout, le passé disparaît dès la formation du présent, puisque seule l’utilité future des choses prévaut. La vague du temps gomme les pas du passé.
L’amnésie de cette économie engendre une immense vulnérabilité, voire un danger existentiel pour l’humanité. Cette tendance est encore exacerbée par l’intelligence artificielle, qui façonne et recompose une infinité d’informations, comme si chaque univers d’information en engendrait un autre, dans une métaphore cosmique vertigineuse. Dans ce monde, le passé n’existe plus, ou plutôt, il est recomposé selon chaque individu. La ligne du temps devient infime, et le ressenti des choses supplante la somme des éruditions.
Dans cet univers instantané, où l’ordonnancement des choses n’est plus partagé, il deviendra impossible de distinguer le vrai du faux, d’autant plus que le faux n’est pas le contraire du vrai. Des cosmos de vérités s’enlaceront dans des cosmos de faux. C’est pire que Big Brother d'Orwell qui transforme une vérité ("la guerre, c'est la paix"), c'est un monde d'INFINIES contradictions, sans trame. Et donc c'est la plus grande dictature dont NOUS serons les dirigeants et sujets.
Il sera très difficile de résister à cet engloutissement, car l’érudition sera perçue comme une insulte à la fluidité émotive des agrégats de pensées, amplifiés ou déconstruits par les réseaux sociaux. Et pourtant : il faut apprendre, confronter, étudier, s’obliger à l’ascèse du débat. Il va falloir défendre et construire nos intelligences individuelles et collectives, car l’intelligence est une propriété relationnelle.