La morphologie institutionnelle américaine va se modifier, et on observera que les États-Unis se dépouilleront de nombreux mécanismes de réflexion, de pouvoir et de contre-pouvoirs (si chers aux sociétés anglo-saxonnes) pour rendre les individus toujours plus vulnérables. Cette vulnérabilité entraînera une lutte effrénée pour la prospérité individuelle, symbolisée notamment par la nomination de milliardaires à des postes stratégiques.
Cela n’est rien d’autre que l’aboutissement de l’économie de marché : un système où chaque être humain devient fragile, en intranquillité permanente, sans point d’appui, tel un éphémère cours de bourse, qui n’a de mémoire que son éphémère existence, afin d’adapter le travail aux exigences du capital.
Cela renvoie aux réflexions du juriste et philosophe du droit Alain Supiot (1949 —), ancien professeur au Collège de France, qui dénonce l’offensive néolibérale incarnée par la « gouvernance par les nombres » — c’est-à-dire une foi aveugle dans l’ordre spontané du marché. Supiot souligne que cette croyance a exacerbé une compétition de tous contre tous (rappelant le précepte boursier selon lequel personne ne peut battre le marché). En érigeant en norme suprême la poursuite individuelle des intérêts privés, cet ordre disqualifie l’intérêt public et la frugalité, engendrant ainsi inévitablement une violence financière et sociale.
Supiot va encore plus loin en évoquant la menace d’un anarcho-capitalisme global, où la diversité des lois et des territoires serait liquidée pour se soumettre à un ordre spontané du marché devenu total. Cet ordre viserait à abolir les solidarités et les frontières nationales pour régir uniformément la planète au service des intérêts économiques dominants.
Mais cela va encore plus loin. La vulnérabilité ultime des individus, confrontés à des destins contradictoires, voire antagonistes, pourrait être l’antithèse d’une société, dont la finalité suprême est l’existence d’une véritable collectivité. Et cette collectivité ne peut naître d’un réseau social virtuel, mais uniquement de vraies solidarités humaines.
Il sera donc essentiel d’observer ce qui se passe aux États-Unis pour évaluer nos propres systèmes sociaux. À mon sens, ces derniers, malgré les vicissitudes socio-politiques et économiques, ont eu raison de privilégier l’État social comme fondement de la solidarité collective.