L’Echo a été le premier média à en parler, « le Conseil d’Administration recommande le versement d’une prime de 12 millions d’euros à la CEO de Solvay, Ilham Kadri, pour la scission du groupe chimique ». Un tel bonus interpelle à plus d’un titre. Voici quelques réflexions, tout en précisant ne rien connaître aux spécificités de ce cas-ci et ne pas être en position de juger des mérites personnels du dirigeant concerné.
La coexistence au sein d’une même entreprise de différentes activités est éminemment fréquente, et l’organisation interne peut laisser une très grande latitude aux différentes entités d’un même groupe. Scinder, c’est renoncer à de possibles synergies entre départements mais sans vendre une branche à un tiers plus à même de générer de la valeur, par apport d’expertise ou effet de taille. Qu’est-ce qui peut justifier une scission ? En laissant de côté le cas du démembrement d’une entreprise familiale, on pensera au souhait de voir les composantes plus « sexy » de l’entreprise être mieux valorisées par les marchés. Cette idée vient à l’esprit, mais doit néanmoins être interrogée, car cela postule une forme d’inefficience des marchés, qui, au sein d’un groupe, ne verraient pas les pépites dynamiques qui se cachent parmi des activités matures, voire en déclin. Une telle myopie est possible, mais poser l’irrationalité demande circonspection et modestie.
Il est une autre explication potentielle à la scission d’une entreprise, elle clairement rationnelle mais hautement antipathique. Il s’agit de préserver une partie du patrimoine des actionnaires face au risque d’une déconfiture de l’entreprise du fait d’une de ses activités. Imaginons une entreprise d’une capitalisation boursière de EUR 10 milliards composée de 2 entités, A qui vaut 7 milliards et B qui vaut 3 milliards. Imaginons que le monde financier prenne soudainement conscience d’un risque de procès en responsabilité environnementale pour une activité historique de B, un risque évalué à 5 milliards. Sans scission, la valeur de marché de l’entreprise tombe de 10 à 5 milliards. Avec scission, la valeur de A reste à 7, celle de B tombe à 0, et au total, pour les actionnaires communs de A et de B, on préserve 7 au lieu de 5. La motivation de la scission ici est donc d’échapper à ses responsabilités. Le cours de bourse apprécie, mais au prix de l’éthique et de l’intérêt général.
Outre la scission à venir de Solvay, le superbonus en question est motivé par les compétences de la bénéficiaire. Interrogeons-nous aussi sur la motivation de l’actionnaire d’octroyer une telle rémunération exceptionnelle au dirigeant de son entreprise ? La réponse instantanée est évidente : on donne un bonus exceptionnel, en plus des rémunérations annuelles fixe et variable déjà octroyées, car la personne a réalisé une performance exceptionnelle. Malheureusement, cette réponse est tout sauf rationnelle, car elle entre en collision avec les études académiques relatives à la rémunération des patrons. Si le dicton « if you pay peanuts, you get monkeys » est bien connu, il est nettement moins établi que des rémunérations exceptionnelles soient nécessaires pour attirer et conserver les meilleurs patrons.
Du point de vue de l’actionnaire, surpayer le patron, c’est donc en moyenne gaspiller de l’argent. En toute rationalité, cela ne devrait donc pas être observé. Or, c’est observé. Comment l’expliquer ? De nouveau, il est une réponse toute prête : le Conseil d’administration pense que, dans le cas dont on il a à traiter, le patron est réellement exceptionnel. « Les autres Conseils se leurrent, là, les patrons ne méritent pas leur rémunération, mais nous, c’est différent, on a raison de rémunérer comme on le fait ». Voilà ce que pense le Conseil de très nombreuses entreprises. C’est aussi peu rationnel qu’en matière de conduite automobile, où la grande majorité des conducteurs masculins pensent conduire mieux que la moyenne des conducteurs masculins. Et il y a un biais évident à souligner : comme c’est le Conseil qui a choisi le patron, il aime penser qu’il a choisi une personne que d’autres Conseils paieraient un pont d’or pour l’attirer.
N'étant pas un adepte de l’irrationalité, j’aime penser à une explication alternative, qui dans la littérature économique relève de ce qui est appelé le « croony capitalism », ou capitalisme de copinage. « I scratch your back, and you scratch mine ». Je te fais plaisir et tu me renverras l’ascenseur. Dans un Conseil, on est fréquemment dans l’entre-soi. Le renvoi d’ascenseur n’a pas à être individualisé. Un administrateur participe à un système dont il est ou espère être lui aussi un bénéficiaire ». Et les consultants en rémunération auxquels le Conseil fait appel ont un biais à venir avec des propositions inflatées, car cela augmente leurs chances d’être appelés à l’avenir par d’autres.
Il importe d’être tempéré dans l’usage de qualificatifs sur les mérites d’un individu en entreprise. Une entreprise est affaire collective, et les mérites personnels sont souvent surévalués, là où le facteur chance est souvent minoré (voir M. Sandel sur le sujet). Qu’est-ce qui mérite des rémunérations exceptionnelles ? Si c’était l’intelligence, les chercheurs seraient mieux payés que les dirigeants. Si c’était l’ardeur au travail, l’ouvrier qui se fait un second boulot n’en aurait pas besoin. Si c’était le leadership, les directeurs d’école pourraient mener grand train. Si c’était la créativité, les artistes tireraient moins le diable par la queue. Si c’était la prise de risque, l’indépendant avec son petit commerce et ses dettes professionnelles devrait être plus riche que le manager.
Une dernière considération enfin s’impose. Le premier ennemi du capitalisme est le capitaliste. S’il accepte que le créateur d’un start-up fasse fortune, comment celui qui a des fins de mois pas évidentes doit interpréter de telles rémunérations pour les dirigeants d’entreprise, rémunérations que la rationalité n’explique pas et que l’éthique condamne ? Est-ce de l’exploitation ? De l’irrespect ? Ceci est de nature à miner la cohésion sociale, à alimenter le populisme et à faire perdre sa légitimité à l’économie dite de marché. Ces externalités négatives demandent aux administrateurs de ne pas autoriser ces rémunérations ou, à défaut, aux autorités à intervenir, par exemple au travers d’une fiscalité hautement dissuasive.
Cette chronique a également été publiée dans L'Echo.