Cession d’actions, fusion silencieuse & abus de droit fiscal

Ce 13 mai 2024, la Cour d’appel de Liège a rendu un arrêt[1] qui devrait retenir l’attention de plus d’un, dès lors qu’on entend se lancer dans des opérations de restructuration mal ou insuffisamment motivées, voire motivées par des motifs externes à l’activité d’une entreprise.

LES FAITS

Monsieur C et Madame B mariés sont actionnaires, chacun à 50%, de deux sociétés : la société T et la société M.

Les époux CB ont un compte-courant débiteur supérieur à 600.000 euros dans la société T. Il est exposé que ce compte-courant débiteur a été constitué par voie de prélèvements réalisés dans la société T au fil du temps.

Le 30/06/2015, les époux vendent leur participation dans la société T à la société M qu’il contrôle. Le prix de la transaction est fixé à 710.000 €. Il est réglé par le biais d’une inscription en compte-courant au nom des époux CB dans les comptes de la société M.

La société M détenant 100% des actions de la société T, une fusion silencieuse entre les sociétés M (absorbante) et T (absorbée) a lieu en 2017, deux ans après la cession des actions.

Cette opération a pour effet, de transférer la disparition de réserves importantes de la société T et une diminution de la dette en compte-courant des époux CB dans la société T par le jeu d’une compensation entre la créance que détiennent les mêmes époux dans la société M, résultant du prix de vente des actions de la société T. Cette opération, a priori séduisante pour éliminer un compte-courant débiteur important, est critiquée par l’administration fiscale sur base de l’article 344 §1 du CIR 92 (abus de droit fiscal).

Les contribuables mécontents du redressement imposé par l’administration fiscale vont en justice. Une première décision donnant raison à l’administration fiscale est rendue par le tribunal de première instance de Liège le 22 novembre 2022. Les contribuables décident d’aller en appel. La Cour d’appel de Liège vient de rendre son arrêt ce 13 mai 2024 et donne à nouveau raison à l’administration fiscale.

ARRÊT DE LA COUR D’APPEL DE LIÈGE

Comment la Cour d’appel de Liège apprécie-t ’elle la notion d’abus de droit fiscal dans cette affaire ?

La Cour d’appel de Liège fait d’abord preuve de pédagogie en rappelant le contenu de l’article 344 §1 du CIR/92[2] ainsi qu’en évoquant une partie de la doctrine fiscale en la matière. Elle explique ensuite qu’un ensemble d’actes ou opérations peuvent être examinés et être considérés comme ne formant qu’une seule et même opération sur le plan de la disposition anti-abus de droit fiscal.

Il rappelle ensuite qu’il appartient à l’administration fiscale de démontrer l’élément objectif de l’abus fiscal, à savoir,

  1. la ou les dispositions du code fiscal contournées,
  2. l’objectif ou les objectifs de ces dispositions, ainsi que
  3. les actes qui ont été posés par le contribuable pour se placer en dehors du champs d‘application de ces dispositions ou de leurs arrêtés d’exécution.

Enfin, l’arrêt de la Cour d’appel de Liège rappelle qu’après avoir examiné l’élément objectif de l’abus fiscal, il faut encore, examiner l’élément subjectif, à savoir, rapporter la démonstration que « … l’opération critiquée …(est) exclusivement motivée par le soucis d’éviter l’impôt ou … (l’est) d’une manière à ce point essentielle que les éventuels autres objectifs de l’opération doivent être considérés comme négligeable ou purement artificiels non-seulement sur le plan économique mais aussi eu égard à d’autres considérations pertinentes notamment personnelles ou familiales ».

S’agissant de ce point, il doit être tenu compte de la démonstration ou contre-preuve que peut apporter les contribuables pour justifier que la ou les actes / opérations ont d’autres motifs ou justifications que fiscales.

ARGUMENTAIRE DE LA COUR D’APPEL DE LIÈGE.

La Cour d’appel de Liège indique tout d’abord que l’ensemble des opérations menées par les époux CB (cessions d’actions en 2015 et fusion silencieuse en 2017) constituent bien les maillons d’une chaîne indivisible d’opérations avec une unité d’intention dès lors que la convention de cession d’actions conclue en juin 2015 précise, elle-même, que « La présente vente des actions T est le préalable à une opération de fusion «silencieuse » qui permettra d’aboutir à une entité unique… »[3].

Ensuite, la Cour d’appel identifie tant (i) la disposition fiscale contournée par le contribuable comme étant l’article 18 al.1 du CIR 92 qui dispose que « Les dividendes comprennent : 1° tous les avantages attribués par une société aux actions, parts et parts bénéficiaires, quelle que soit leur dénomination, obtenus à quelque titre et sous quelque forme que ce soit ; …» que (ii) l’objectif de cette disposition qui est de « …taxer au titre de dividende tous avantages attribués par une société aux actions obtenus à quelque titre et sous quelque forme que ce soit ».

Dans le cas d’espèce, la Cour d’appel souligne que les époux CB avaient un compte-courant débiteur de plus de 600.000 € dans la société T. Cette société disposait, par ailleurs, d’importantes réserves. Les époux auraient donc très bien pu distribuer ces réserves par la voie de dividendes; dividendes qui auraient pu apurer leur compte-courant débiteurs. Ces dividendes auraient été soumis au précompte mobilier de 30%. Or en procédant à une fusion silencieuse à la suite de la vente des actions de la société T à la société M, la Cour souligne que cette fusion a permis la disparition des réserves dans la société T ainsi que la disparition de la dette en compte-courant via une compensation entre la dette en compte-courant de plus de 600.000 euros dans la société T et la créance en compte-courant dans la société M, résultant de la vente des actions de la société T. Pour la Cour d’appel de Liège, il en résulte que les époux C&B se sont clairement placés en-dehors du champ d’application de l’article 18 al.1 du CIR, et ce, en contradiction avec les objectifs de cette disposition.

Cette démonstration étant faite, la Cour d’appel de Liège passe, ensuite, à l’analyse subjective de cette disposition, à savoir, la vérification que l’opération est exclusivement motivée par un objectif exclusivement fiscal ou l’est d’une manière telle que les éventuels autres objectifs avancés par le contribuable peuvent / doivent être considérés comme négligeables ou purement artificiels tant « … sur le plan économique … (qu’eu) égard à d’autres considérations pertinentes notamment personnelles ou familiales » .

Dans le cas d’espèces, les contribuables vont invoquer toute une série de motifs qui - on le comprend à la lecture de l’arrêt - semblent être plus des motifs développés pour tenter de justifier d’une opération a postériori que d’une approche dûment réfléchie, développée et argumentée pour se convaincre, ex-ante, du caractère économiquement intéressant ou bien fondé d’une opération avant de la mener. La Cour d‘appel rencontrant et balayant chacun des arguments, un à un, arrive à la conclusion que l’opération « … est motivée d’une manière à ce point essentielle par le souci d’éviter l’impôt sur les dividendes … que les motifs invoqués, dont l’objectif de rationalisation des coûts par la fusion avancée, doivent être considérés comme ne disposant pas d’un minimum de consistance et/ou de pertinence et qu’il n’est pas établi qu’ils ont motivé l’opération en cause. … » En définitive, la Cour d’appel confirmera que les opérations en cause ne sont pas opposables à l’administration et maintiendra l’accroissement d’impôt de 10% appliquée à cette opération.

EN CONCLUSION …

Cet arrêt est intéressant à communiquer plus d’un titre.

Tout d’abord, il est intéressant par son côté pédagogique, expliquant (i) le cheminement qui doit être appliqué par l’administration lorsqu’elle entend faire usage de l’article 344 §1 du CIR 92, et, (ii) le mécanisme de la contre-preuve que doit apporter le contribuable.

Ensuite, il est également intéressant, car comme mentionné dans une précédente publication portant sur une toute autre problématique et cas d’espèce, cet arrêt peut servir de balise aux conseillers, actionnaires et administrateurs de société qui entendent se lancer dans des opérations de restructuration sans prendre garde aux aspects fiscaux de ces dernières.

Enfin, cet arrêt permet de rappeler combien il est important de veiller en tout temps, de bien motiver les décisions de restructuration d’entreprises par des arguments objectifs économiques « consistants », liés à l’activité et/ou aux développements mêmes de l’entreprise. Dans une précédente publication, j’insistais sur cette motivation pour se prémunir d’actions pouvant venir d’autres actionnaires ou de tiers. Mais comme on le voit à côté de ces préoccupations, il y en d’autres, notamment fiscales, auxquelles il convient également de veiller en anticipant, à chaque fois qu’il est possible de le faire, les réactions de l’administration fiscale.


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[1] https://juportal.be/content/ECLI:BE:CALIE:2024:ARR.20240513.1

[2] Article 344, § 1, du CIR 92, « N'est pas opposable à l'administration, l'acte juridique ni l'ensemble d'actes juridiques réalisant une même opération lorsque l'administration démontre par présomptions ou par d'autres moyens de preuve visés à l'article 340 et à la lumière de circonstances objectives, qu'il y a abus fiscal.

Il y a abus fiscal lorsque le contribuable réalise, par l'acte juridique ou l'ensemble d'actes juridiques qu'il a posé, l'une des opérations suivantes :

1° une opération par laquelle il se place en violation des objectifs d'une disposition du présent Code ou des arrêtés pris en exécution de celui-ci, en-dehors du champ d'application de cette disposition ; ou

2° une opération par laquelle il prétend à un avantage fiscal prévu par une disposition du présent Code ou des arrêtés pris en exécution de celui-ci, dont l'octroi serait contraire aux objectifs de cette disposition et dont le but essentiel est l'obtention de cet avantage.

Il appartient au contribuable de prouver que le choix de cet acte juridique ou de cet ensemble d'actes juridiques se justifie par d'autres motifs que la volonté d'éviter les impôts sur les revenus.

Lorsque le contribuable ne fournit pas la preuve contraire, la base imposable et le calcul de l'impôt sont rétablis en manière telle que l'opération est soumise à un prélèvement conforme à l'objectif de la loi, comme si l'abus n'avait pas eu lieu ».

[3] Il est difficile d’être plus clair. Il faut rappeler qu’il est toujours utile de faire état des intentions des parties dans le préambule d’une convention. Mais parfois, à force de trop en faire ou d’en dire de trop, on peut arriver au résultat opposé à celui recherché. D’où l’intérêt de toujours trouver l’équilibre entre ce qui peut / doit être exposé dans une convention et ce qui ne le doit pas, et d’anticiper l’usage de ce qui peut être fait de ces déclarations dans le futur. Il semble que ce point ait quelque peu échappé au rédacteur de la convention.

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