Comment améliorer le carry back et la réserve de reconstitution?
15 juin 2020 à 13:52
Philippe Dedobbeleer
Partner Tax @ Deloitte
Le gouvernement a déposé au parlement ce 5 juin 2020 son avant-projet de loi portant dispositions fiscales afin de promouvoir la liquidité et la solvabilité des entreprises dans le contexte de la lutte contre les conséquences économiques de la pandémie de COVID-19.
Les principales lignes de cet avant-projet de loi sont (i) l’instauration d’un mécanisme de carry back permettant aux entreprises d’imputer leur perte due au COVID-19 sur le bénéfice de l’exercice précédent ; (ii) l’immunisation d’une réserve de reconstitution au cours des années post COVID-19.
Pour un résumé de ces mesures, je vous invite à lire la tax alert de Deloitte partagée dans mon post LinkedIn du 4 juin 2020.
Le carry back
Cette mesure s’applique tant pour les personnes physiques soumises à l’impôt des personnes physiques (IPP) ou à l’impôt des non-résidents personnes physiques (INR/PP) qu’aux sociétés soumises à l’impôt des sociétés (I.Soc.) ou à l’impôt des non-résidents sociétés (INR.Soc.).
Ce mécanisme permettra aux entreprises en perte à cause du COVID-19 d’augmenter leurs liquidités et leur solvabilité en récupérant un impôt relatif à une année précédant le COVID-19 (ou en étant dispensées de verser ledit impôt si elles n’ont pas fait de versement anticipé). En effet par exemple, sans une telle mesure, bon nombre d’entreprises auraient dû s’acquitter d’impôts en 2020 ou en 2021 relatifs à leur profit dégagé en 2019 alors même que leur situation en 2020 s’est fortement dégradée.
On ne peut que se réjouir d’une telle mesure, mais je me dois de formuler un certain nombre de remarques au sujet de la formulation actuelle de cet avant-projet de loi :
En ce qui concerne son application à l’impôt des sociétés, il vise à permettre l’application du carry back aux pertes constatées durant un exercice comptable qui se clôture après le 12 mars 2020. Ainsi, prenons l’exemple d’une société qui clôture ses comptes au 31 mars, elle n’aura le droit d’appliquer le régime de carry back qu’à son éventuelle perte constatée au 31 mars 2020 alors qu’elle subira nettement plus (voire quasi exclusivement) l’impact de la crise sanitaire au cours du bilan suivant (soit la période s’étendant du 1er avril 2020 au 31 mars 2021). Je plaide ouvertement pour que cette erreur technique soit réparée au plus tôt au sein du Parlement, à défaut de quoi certaines entreprises risquent d’être simplement privées de cette mesure. Ma suggestion va vers une adaptation permettant aux entreprises de pouvoir librement appliquer le carry back à la perte d’un seul exercice comptable (le droit à une cartouche) qui devra être un exercice comptable qui se clôture entre le 13 mars 2020 et le 31 décembre 2021. Bien entendu l’imputation de cette perte (cartouche choisie par le contribuable) se fera sur l’exercice comptable qui précède celui qui a été choisi. Une telle mesure permettrait aux entreprises par exemple clôturant au 31 mars d’effectivement pouvoir bénéficier du carry back et de ne plus être simplement les « oubliées de la loi COVID-19 ».
Diverses dispositions anti-abus apparaissent logiquement dans ce texte qui est très sévère puisque toute distribution de dividende ou réduction de capital ou rachat d’actions propres depuis le 12 mars 2020 prive la société de cette mesure. Ce texte sera, si tout va bien, adopté en juin 2020, ce qui signifie que certaines sociétés ont probablement effectué des opérations « interdites » sans savoir que ce type d’opération les empêcherait de bénéficier des mesures COVID-19. La première qualité d’un texte légal est sa prévisibilité, on ne peut dès lors que regretter que cette mesure anti-abus soit rétroactive.
Cette mesure est également interdite aux sociétés qui disposent d’une filiale dans un paradis fiscal et aux sociétés qui effectuent un paiement de plus de 100.000,00 EUR dans un tel paradis fiscal. Néanmoins, pour la seconde exclusion, une contre-preuve peut être apportée par la société ayant effectué le paiement lui permettant de démontrer « que ces paiements ont été réalisés dans le cadre d’opérations réelles et sincères résultant de besoins légitimes de caractère financier ou économique ». Autoriser une telle contre-preuve pour les paiements de plus de 100.000,00 EUR et pas pour la détention d’une participation est discriminatoire, ce qui a d’ailleurs été souligné dans son avis par le Conseil d’Etat. De plus, certaines entreprises belges opérant à l’international obtiennent parfois des chantiers dans des pays qui, par ailleurs, constituent des paradis fiscaux, et doivent donc, pour des raisons purement opérationnelles, constituer une filiale pour « porter » le projet. Dommage donc que le texte n’ait pas été adapté en ce sens car c’est finalement probablement un texte « fragilisé » qui va être adopté par le parlement. La discrimination posée par cette différence entre les deux dispositions anti-abus pourrait aboutir à la disparition pure et simple de ces mesures anti-abus et permettre au texte d’avoir, finalement, une portée bien plus large, ce qui irait à l’encontre de l’objectif poursuivi.
Enfin, le carry back s’applique à la « perte COVID-19 », mais une société qui réalise une perte due au COVID-19 mais qui, en même temps, reçoit un dividende (par exemple d’un exercice antérieur d’une de ses filiales, verra sa perte disparaître ou être réduite au profit d’un report RDT. Or, l’arrêt C-389/18 de la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) du 19 décembre 2019 (en cause Brussels Securities) interdit toute discrimination entre d’une part la perte de l’année et d’autre part un report RDT de l’année. Or, le texte déposé au parlement crée (à nouveau) une telle discrimination qui sera, à n’en point douter, considérée comme contraire à la Directive Mère-Fille (90/435/CEE). Dans l’arrêt précité, la CJUE précise en effet : « la combinaison du régime des RDT applicable aux dividendes perçus, de l’ordre des déductions prévu par la réglementation nationale, ainsi que de la limitation dans le temps de la possibilité d’utiliser la DCR, peut avoir pour effet que la perception des dividendes est susceptible d’entraîner, pour la société mère, la perte d’un autre avantage fiscal prévu par la législation nationale, et, de ce fait, une imposition plus lourde de ladite société que celle à laquelle elle aurait été soumise si celle-ci n’avait pas perçu de dividendes de sa filialenon résidenteou si, ainsi que l’indique la juridiction de renvoi, les dividendes avaient été purement et simplement écartés de la base imposable de la société mère». Elle ajoute également : « l’article 4, paragraphe 1, premier tiret, dela directive 90/435 s’oppose, sous la seule réserve de ce qu’autorisent les paragraphes 2 et 3 dudit article,tant à toute imposition directe de la société mère au titre des bénéfices distribués par sa filiale qu’aux situations dans lesquelles la société mère subit indirectement une imposition des dividendes perçus de sa filiale.Or […] la perception des dividendes, dans le cadre de l’application d’un régime fiscal tel que celui en cause au principal, peut, dans certaines situations, entraîner la perte d’un avantage fiscal, ce qui, à son tour, peut entraîner une imposition plus lourde de la société mère que si de tels dividendes avaient été exclus de sa base d’imposition. Dès lors que la charge fiscale de la société mère est susceptible d’être affectée, il y a lieu de considérer que cette dernière subit, de ce fait, indirectement une imposition sur les dividendes perçus de sa filiale ».
Ces précisions sont suffisamment explicites pour empêcher ce qui est proposé pour le carry back, à savoir le réserver à la perte et empêcher son utilisation aux reports RDT de l’année.
La réserve de reconstitution
La réserve de reconstitution permet aux entreprises de reporter le paiement des impôts postérieurs à la crise en permettant l’immunisation d’une « réserve de reconstitution » durant les 3 exercices postérieurs à la « perte COVID-19 ».
Pour ce mécanisme, les remarques formulées ci-dessus dans le chapitre traitant du carry back aux points 1.1., 1.2., 1.3. et 1.4. s’appliquent mutatis mutandis à la réserve de reconstruction qui comporte malheureusement les mêmes erreurs techniques que le régime du carry back.
Je comprends parfaitement que le gouvernement actuel, qui plus est minoritaire, a été contraint de travailler dans l’urgence et dans un contexte politique assez complexe, il a néanmoins été à même de mettre sur les rails deux mesures fortes qui soutiendront notre économie qui en a grand besoin.
Gageons cependant que la réflexion parlementaire permette de corriger tout ou partie de ces erreurs techniques d’un projet de texte légal.