On en était restés à la phrase apocryphe attribuée au mythique patron de Fiat, Agnelli, qui aurait déclaré : « Là où les camions passent, les armées ne passent plus. » Mais est-ce vrai ? Comme le faisait remarquer Antony Beevor, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, dans les colonnes de l’Écho : s’il y a une leçon de l’histoire à méditer, c’est que la paix ne dépend pas de l’économie.
Et, effectivement, nous sommes bien loin de la mondialisation heureuse préconisée par Alain Minc, qui voyait en elle une allocation optimale des ressources et des facteurs de production. En réalité, l’Occident a confondu cette mondialisation avec les temps ignobles des colonies. Cela explique la fureur des BRICS+, du sud global, qui a continué à travailler pour un Occident dominant, s’enrichissant tout en se désindustrialisant.
Et que dire de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), successeur du GATT depuis 30 ans, qui a vu la Chine devenir membre en 2001, mais dont les structures sont aujourd’hui fragilisées, voire pulvérisées, par l’isolationnisme exacerbé de Donald Trump ?
Qu’en est-il également de nos classes moyennes, qui ont observé que ceux qui se sont véritablement enrichis sont ceux qui font de l’argent avec de l’argent — leur propre argent — à coup de bonus et de plus-values inimaginables à l’échelle de l’humanité ? Ces mêmes classes ont constaté que l’ascenseur social semblait fonctionner uniquement pour ceux qui étaient déjà aux étages supérieurs.
Alors, on peut s’interroger : la mondialisation n’aurait-elle pas enfanté les nationalismes et les souverainismes, sous prétexte que l’homogénéisation dissout l’humain dans une gigantesque déterritorialisation, forçant les individus à s’adapter aux flux et à la mobilité du capital, dans un étouffement que Marx avait si bien décrit dans Le Manifeste du Parti communiste ?
Nous nous sommes peut-être trompés en croyant que le mythe de l’argent facile apaiserait les âmes, en les ramenant à une condition d’homo economicus, archétype du néolibéralisme, et ramené à un actif éphémère et surtout interchangeable.
Aujourd’hui, les Américains distinguent encore les anywhere (nomades) et les somewhere (sédentaires), selon la capacité des individus à se mouvoir dans l’économie numérique et à se dissocier de leur ancrage territorial. Les somewhere sont les perdants assumés de la mondialisation. On comprend combien cette nécessité de mobilité crée l’anxiété sociale dans une économie mondialisée, d’autant plus que le travail « ubérisé » est relégué, émietté, invisible et non valorisé. C’est un travail fracturé et fragmenté qui ne s’inscrit plus que dans les anfractuosités de la numérisation.
L’écrivain russe Fiodor Dostoïevski (1821-1881) affirmait que l’argent était de la liberté monnayée. Ce n’est pas certain.