Deux décisions de jurisprudence récentes mettent en lumière le fait que des opérations intra-groupe peuvent, dans certains cas, être redressées par le fisc sur le fondement des mesures anti-abus en matière de prix de transfert.
Dans la première affaire, une société belge appartenant à un groupe international avait octroyé deux prêts à une société française liée. Dans le cadre d'une restructuration, la société belge avait transféré ses deux créances (résultant des prêts octroyés à la société française) à d'autres sociétés du groupe (sa société mère hollandaise et une autre société hollandaise liée). Ces deux créances furent cédées par la société belge à leur valeur nominale. Un élément important à épingler: la société française (débitrice) était lourdement déficitaire depuis plusieurs années.
De prime abord, on pourrait penser que la cession des créances à leur valeur nominale devrait être neutre fiscalement pour la société belge. Et que si les créances avaient été plutôt cédées à leur valeur économique (largement inférieure à leur valeur nominale), la société belge aurait pu, en principe, déduire une perte sur créances de sa base imposable à l'impôt des sociétés.
Mais c'était sans compter sur les tireurs d'élite de l'Inspection Spéciale des Impôts (ISI). Ceux-ci ont considéré que la totalité (!) du prix de cession des deux créances constituait un "avantage anormal ou bénévole" reçu par la société belge, eu égard à la mauvaise situation financière de la société française.
S'appuyant sur la redoutable mesure anti-abus, ils ont considéré que cet avantage anormal ou bénévole reçu (le surprix reçu par la société belge) constituait une "base imposable minimale" à l'impôt des sociétés. La Cour d'appel d'Anvers a donné raison au fisc. Et par un arrêt du 25 novembre 2022, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi dirigé contre l'arrêt anversois. Résultat des courses: la société belge a été imposée sur un (gigantesque) résultat "sur papier"!
Morale de l'histoire: une cession de créance à valeur nominale peut paraître tout à fait naturelle, mais elle n'est pas toujours indiquée sur le plan fiscal (en particulier quand la société débitrice est en difficultés financières). Pour éviter les foudres du fisc, il vaut mieux fixer le prix de cession de créances intra-groupe à leur valeur de marché (valeur économique).
La seconde affaire est encore plus étonnante, puisqu'elle aboutit à l'imposition d'une société qui n'est même pas partie à une opération intra-groupe (augmentation de capital) jugée "anormale".
Dans un arrêt du 28 février 2023, la Cour d'appel de Bruxelles a redressé une société belge (B) sur le fondement d'une (autre) mesure anti-abus en matière de prix de transfert: l'article 26 du CIR, qui permet l'augmentation de la base imposable d'une société belge à hauteur des avantages anormaux ou bénévoles octroyés.
En l'espèce, une société luxembourgeoise (A) avait apporté sa créance à l'égard de la société belge C (pour une valeur d'environ 12 millions d'euros), au capital de cette dernière société. Le nœud du problème: le prix d'émission des nouvelles actions de C octroyées à A dans le cadre de l'augmentation de capital était largement inférieur à leur valeur réelle (en raison de l'absence de prise en compte de plus-values latentes sur des actifs de C).
Autrement dit, A a reçu un nombre excessif d'actions dans C. Par conséquent, la société belge B, qui est aussi actionnaire de C, s'est appauvrie au profit de A: la valeur de la participation de B dans C a été réduite d'environ 13 à 3 millions d'euros. Cet appauvrissement, considéré par les magistrats comme un "avantage anormal ou bénévole octroyé", a été rajouté à la base imposable de la société belge B sur la base de l'article 26 du CIR.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette opération banale a tourné au vinaigre pour la société B, puisqu'elle s'est fait redresser lourdement… alors qu'elle n'était pas formellement partie à l'opération (apport en nature).