Jour après jour, de manière inexprimable et insidieuse, par de micro-oscillations et d’infimes rotations de l’histoire, notre État social se détériore.
Construit après la guerre sur un modèle homogène de solidarité, alignant travail et capital, c’est aujourd’hui le capital qui prédomine à l’échelle mondiale. Le néolibéralisme et la mondialisation ont certes apporté de nombreux bienfaits, mais pas pour ceux dont l’immobilité du travail les ancre localement. Cette réalité a été exacerbée par la numérisation, qui a mené à une dominance extraterritoriale d’entreprises principalement américaines et à une centralisation des gains de productivité autour de plateformes à forte densité de capital. Il est évident que cette tendance sera amplifiée par le déploiement rapide des intelligences artificielles, majoritairement d’origine étrangère, posant la question du partage des gains de productivité, probablement au détriment du travail. Cette évolution sociétale s’inscrit dans un contexte démographique défavorable, caractérisé par le vieillissement de la population, qui entraîne non seulement un ralentissement de la croissance économique, mais aussi une augmentation des dépenses de soins de santé, de maladie-invalidité et de pensions.
Mais revenons aux personnes en situation de pauvreté et de précarité, celles qui ont raté le coup de sifflet de la sortie des tranchées de la vie. Selon les statistiques officielles belges récemment publiées, 2 150 000 Belges, soit 18,6 % de la population, risquent la pauvreté ou l’exclusion sociale. Ce sont des concitoyens qui rencontrent au moins un des trois critères suivants : un revenu disponible inférieur au seuil de pauvreté (12,3 % de la population), un ménage à faible intensité de travail (10,5 % de la population), et une situation de privation matérielle et sociale sévère (6,1 % de la population). Au niveau national, 1,7 % de la population est confrontée à une grave privation de logement. Cela signifie l’échec du modèle social, même si la Belgique compte parmi les pays les plus égalitaires au monde. Il est d’ailleurs paradoxal de considérer qu’un système social excluant 18,6 % de sa population puisse être qualifié d’égalitaire. De plus, à côté de ces millions de Belges, il y a ceux pour qui le paiement du loyer devient insoutenable, ceux pour qui l’accès à la propriété est un mirage, et surtout ceux qui basculent au moindre incident de vie.
Il est même nécessaire d’aller plus loin et de restaurer une solidarité fiscale et sociale.
Il est crucial d’aller plus loin, car les statistiques belges révèlent de très grandes disparités régionales, elles-mêmes liées aux dynamiques économiques distinctes qui caractérisent les différentes composantes de la Belgique. Le risque de pauvreté ou d’exclusion sociale est de 12,2 % en Flandre, de 24 % en Wallonie et de 37,6 % dans la Région de Bruxelles-Capitale. Cette situation préoccupante alimente les replis régionaux, sous prétexte que la solidarité interrégionale n’est pas basée sur une homogénéité nationale suffisante.
Ces réalités exigent d’ouvrir le débat politique sur le modèle social belge, car on ne peut ignorer sa composante régionale et les rigidités qui y sont associées. Est-il trop tard pour rétablir une solidarité telle que conçue par ceux qui ont refondé l’État après la Seconde Guerre mondiale? Assurément non, car si l’inverse se produisait, les conséquences pourraient être désastreuses. Je me dis souvent – et peut-être à tort – que les exclusions sociales créent un climat potentiellement propice à une rupture sociale, dont le désengagement citoyen n’est qu’un premier symptôme. Et puis, il ne faut pas oublier que le Royaume est né d’une ambiguïté politique et géographique et a dû, dès sa fondation, concilier des peuples différents dans une interdépendance dont le respect est la clé de la pérennité. C’est la sécurité sociale, et non pas les combinaisons politiques, qui assure cette interdépendance.
La solution ne réside donc pas dans la répression sociale, comme le préconisent certains aux accents autoritaires, mais dans la promotion de valeurs morales supérieures qui transcendent la logique de la prospérité individuelle immédiate. Du côté francophone, la solution passe par un enthousiasme renouvelé pour l’éducation et la formation continue, à travers un refinancement massif de l’accompagnement des adolescents et jeunes adultes. Cela nécessitera également une grande clairvoyance quant aux évolutions technologiques, au cœur desquelles les intelligences artificielles jouent un rôle central, afin de permettre à chacun d’adapter ses compétences aux réalités futures.
Mais ce n’est pas tout. Il faut revoir la fiscalité, en particulier pour les jeunes et les faibles revenus, et mettre en œuvre des politiques innovantes d’accès au logement (comme le fait la Flandre pour les jeunes). Il est même nécessaire d’aller plus loin et de restaurer une solidarité fiscale et sociale. On peut augmenter la taxation des très hauts revenus et exonérer d’impôts les revenus les plus bas, tout en harmonisant les différents types de revenus dans le cadre d’une globalisation des revenus imposables, ce qui ne serait pas révolutionnaire puisque cela s’inscrit dans la continuité de la grande réforme fiscale de 1962. On pourrait également envisager de combiner fiscalité et parafiscalité afin que les contributions et transferts sociaux soient conditionnés par les revenus globaux d’un citoyen.
Bien sûr, ces solutions peuvent sembler secondaires face à des dynamiques socioéconomiques profondes qui engendrent des abîmes de pauvreté dont les causes sont plus profondes. Mais il me semble indispensable de faire face à ces problèmes plutôt que de les ignorer, car notre cohésion sociale est en jeu. Et si cette cohésion sociale est rompue, alors c’est le véritable début de la fin de la Belgique.