Les accroissements d’impôts et la base minimale d’imposition (« cash for tax »)

Les accroissements, une notion vague et sujette à interprétation

Les lois fiscales sont trop souvent imprécises et sujettes à de larges zones d’interprétation.

On peut comprendre que des dispositions telles celles qui régissent la neutralité des opérations de réorganisations (art. 183bis CIR) laissent une marge d’interprétation afin que l’administration puisse analyser l’opération de manière large et vérifier que celle-ci ne poursuit pas un but fiscal mais poursuit bien une motivation économique.

Par contre, je m’étonne encore que le législateur et l’administration aient ensemble laissé autant de notions vagues, sujettes à interprétation et parfois même contradictoires s’agissant des accroissements.



Cet article est publié dans le cadre du Tax TV Show du 3 octobre 2023


Un texte légal vague

« Art 444 CIR92

En cas d'absence de déclaration, de remise tardive de celle-ci ou en cas de déclaration incomplète ou inexacte, les impôts dus sur la portion des revenus non déclarés ou déclarés tardivement, déterminés avant toute imputation de précomptes, de crédits d'impôt, de quotité forfaitaire d'impôt étranger et de versements anticipés, sont majorés d'un accroissement d'impôt fixé d'après la nature et la gravité de l'infraction, selon une échelle dont les graduations sont déterminées par le Roi et allant de 10 % à 200 % des impôts dus sur la portion des revenus non déclarés.

En l'absence de mauvaise foi, il peut être renoncé au minimum de 10 % d'accroissement. »

C’est évidemment le second alinéa de l’article qui génère tant de discussions avec l’administration fiscale.

Si on peut comprendre que le législateur souhaite infliger une pénalité au contribuable trop téméraire et/ou multirécidiviste, on ne peut que regretter que ce même législateur n’ait été plus précis en utilisant par exemple une forme un peu moins vague comme « En l’absence de mauvaise foi, il sera renoncé au minimum de 10% d’accroissement ».


Un commentaire qui semble assez indulgent

On regrettera d’autant plus le brouillard laissé par le législateur que la visibilité de notre route fiscale sera encore plus diminuée par le commentaire du code des impôts sur les revenus qui représente l’interprétation administrative du texte légal.

Ce commentaire semble assez indulgent à l’égard des contribuables, surtout dans ses passages suivants (nous surlignons les morceaux choisis) :

« POSSIBILITÉ DE RENONCER AU MINIMUM DE 10 P.C. D'ACCROISSEMENT

Numéro 444/23

Le litt. B des art. 225, 226 et 228, AR/CIR 92 prévoit, pour les infractions commises sans intention d'éluder l'impôt, trois taux de 10, 20 et 30 p.c. suivant le rang de l'infraction.

Mais, l'alinéa 2 de l'art. 444, CIR 92 prévoit qu'en l'absence de mauvaise foi, il peut être renoncé au minimum de 10 p.c. d'accroissement.

Il faut admettre qu'en l'occurrence, les deux expressions, « sans intention d'éluder l'impôt » et « en l'absence de mauvaise foi », ont la même portée qui est essentiellement de distinguer, de manière générale, le contribuable qui, en commettant l'infraction, a agi simplement par erreur, négligence, imprudence, etc., de celui qui, au contraire a agi dans un but frauduleux.

Dès lors, lorsqu'on se trouve devant un contribuable ayant commis une infraction visée à l'art. 444, CIR 92 (absence de déclaration - déclaration incomplète ou inexacte), et dont il peut être établi :

  • qu'il a agi sans intention d'éluder l'impôt ou sans mauvaise foi (Gand, 17.11.1999, Fiscologue, 738, p.14 du 28.01.2000, Anvers, 30.09.1998, Fiscologue, 699, p. 19 du 19.03.1999);
  • qu'il ne peut cependant invoquer « des circonstances indépendantes de sa volonté », c’est-à-dire s’il était impossible à l’intéressé d’agir autrement qu’il l’a fait étant donné les circonstances dans lesquelles il se trouvait, auquel cas aucun accroissement ne peut être établi (force majeure);
  • qu'il s'agit de la première infraction sans intention d’éluder l’impôt ou sans mauvaise foi;

l'administration, qui devrait normalement appliquer le taux de 10 p.c. d'accroissement, peut renoncer à l'application de ce minimum. L'expression « il peut être renoncé » qui figure au second alinéa de l'art. 444, CIR 92, ne signifie pas que l'administration dispose, en la matière, d'un pouvoir arbitraire, mais qu'elle peut apprécier l'absence de mauvaise foi dans chaque cas, en fonction de tous les éléments de fait dont elle dispose. Il faut, à cet égard, concilier, d'une part une souplesse suffisante pour éviter de manquer à l'équité et d'autre part, l'exclusion de tout arbitraire et d'inégalité de traitement.

Pour apprécier si l’administration renonce à l’application du taux de 10 p.c d’accroissement, il convient de prendre en considération :

  • l’absence d’application dans les 4 derniers exercices d’imposition de la renonciation prévue à l’article 444, alinéa 2, CIR 92;
  • l’absence dans le chef du contribuable d’une ou plusieurs infractions visées au litera C et D des articles 225,226 et 228, AR/CIR 92;
  • le fait qu’il s’agisse ou non d’une question de principe.

D’autres éléments de fait propres au dossier peuvent exceptionnellement entrer en ligne de compte, afin de permettre à l’administration de prendre en la matière une décision dépourvue d’arbitraire.

Pour ce faire, la liste permanente n° 276 D des sanctions encourues en matière d’impôts sur les revenus doit être tenue scrupuleusement à jour par les fonctionnaires (voir 444/40 et 444/41).

Lorsque le contribuable a omis de communiquer dans les délais les erreurs ou lacunes dans la proposition de déclaration simplifiée visée à l’article 306, CIR 92 (voir Com.IR 92, 306/43).

En l’espèce il convient d’agir avec la nécessaire circonspection et une juste appréciation des infractions éventuelles. Le contribuable qui joint à sa déclaration toutes les données relatives à l’option sur actions, en précisant que selon lui, l’option sur actions n’était pas imposable l’année de sa levée, n’avait pas l’intention d’éluder l’impôt et il peut être renoncé à l’accroissement d’impôt. Au moment de l’attribution, le contribuable n’avait pas encore définitivement et irrévocablement acquis l’option (Louvain, 20.05.2005, Fiscologue 991, p. 9 du 26.08.2005). »


Que retenir de cette indulgence administrative ?

J’en retiens :

  • que les termes « en l’absence de mauvaise foi » et « sans intention d’éluder l’impôt » ont la même portée, ce qui signifie que si l’administration n’ouvre pas les délais spéciaux d’imposition et n’applique pas les taux d’accroissement spécifiques à la fraude, on est bien dans la situation visée à l’art. 444 al. 2 CIR, soit le cas d’absence de mauvaise foi.
  • que le terme « peut » ne peut conduire à une attitude arbitraire ou discriminatoire de l’administration. La formulation de la fin du paragraphe visé enjoint aux inspecteurs de l’administration fiscale à faire preuve de souplesse (« Il faut, à cet égard, concilier, d'une part une souplesse suffisante pour éviter de manquer à l'équité et d'autre part, l'exclusion de tout arbitraire et d'inégalité de traitement »).
  • que l’existence d’une question de principe devrait (en principe) conduire à l’abandon systématique dudit minimum de 10% d’accroissement. La question de principe résultant d’une disposition fiscale suffisamment floue ou sujette à interprétation qu’on peut comprendre que le contribuable et l’administration n’adoptent pas nécessairement le même point de vue. Il ne faut évidemment pas sous-estimer cette notion car bon nombre de sujets fiscaux sont assez flous ou ont recours à des concepts vagues comme « les besoins légitimes de caractère financier ou économique », « un prix du marché », « un avantage anormal ou bénévole », « des motifs économiques valables », …
  • que si le contribuable a manifestement commis une erreur de jugement tout en démontrant qu’il n’avait pas l’intention de dissimuler une opération, on doit absolument lui reconnaître la bonne foi.

Comme on le voit, si le texte légal se borne à utiliser le terme « peut », le commentaire, quant-à-lui, semble demander aux agents de l’administration de faire preuve de clémence dans certains cas, notamment pour les questions de principe.

Malheureusement, nous comprenons que des directives internes (non publiques) à l’administration fiscale incitent de plus en plus les inspecteurs à effectivement maintenir l’accroissement, et ce, même au détriment des termes du commentaire lui-même. Ces directives ajoutent donc du flou au flou et transforme notre paysage fiscal en une véritable purée de pois…


Le « cash for tax », un « game changer » dans la pratique fiscale

L’article 206/3, §1er CIR (ancien art. 207, al. 7 CIR) découlant de la Loi du 25 décembre 2017 prévoit, que bon nombre de déductions fiscales ne peuvent être imputées sur un ajustement fiscal (rectification ou imposition d’office) opéré avec un accroissement d’impôt de minimum 10% appliqué en vertu de l’art. 444 CIR.

Depuis cette disposition, l’enjeu de l’application ou non d’un accroissement ne porte plus seulement sur les seules conséquences de cet accroissement (impôt majoré de x%) mais porte aussi dorénavant sur la base imposable elle-même.

Ainsi, une société qui dégage une perte fiscale reportée de 2.000.000 EUR (y compris une provision pour risque et charge exonérée de 1.000.000 EUR) et qui se voit refuser l’exonération fiscale de sa provision par l’administration avec l’application d’un accroissement de 10%, subira un impôt de 27,5% (25% + accroissement de 10%) sur 1.000.000 EUR (base minimale d’imposition) et pourra reporter une perte fiscale de 2.000.000 EUR. Elle devra donc s’acquitter d’un impôt cash de 275.000 EUR (sans tenir compte de la majoration pour absence de versement anticipé) tandis qu’avant l’adoption de cette mesure elle n’aurait subi aucun impôt cash (mais aurait vu sa perte reportée diminuer de 2.000.000 EUR à 1.000.000 EUR).


Deux nouveaux phénomènes

Comme on le voit l’accroissement n’est donc plus un accroissement en tant que tel mais un élément qui modifie substantiellement la détermination de la base imposable.

Suite à cette modification, on observe deux phénomènes majeurs :

  • Les entreprises en perte ont souvent radicalement modifié leur prisme d’analyse du caractère déductible ou non de leurs provisions fiscales ou de leurs réductions de valeur. En effet, si elles ont le moindre doute, elles préfèrent en général ne pas exonérer fiscalement ces éléments afin de ne pas avoir à subir la très lourde peine du « cash for tax ». Les plus prudentes iront donc même parfois jusqu’à ne pas exonérer des éléments pourtant indiscutables car les positions administratives en la matière ne sont pas toujours facile à prédire.
  • Les inspecteurs de l’administration négocient parfois chèrement la remise des accroissements (car ils savent qu’elle peut avoir beaucoup de valeur en cash pour l’entreprise) et obtiennent probablement dès lors des accords sur des ajustements fiscaux nettement plus importants et parfois même au-delà du raisonnable. Le contribuable acceptant parfois des ajustements difficilement défendables d’un point de vue technique en échange d’une remise des accroissements et ce dans l’unique but d’éviter l’impact cash de la rectification. On remarque en effet que le « cash for tax » a modifié de manière substantielle le rapport de force entre les entreprises et l’administration pour les sociétés en perte mais beaucoup moins pour les sociétés nettement profitables, ce qui signifie que les entreprises en difficulté sont encore plus précarisées et sont victimes d’une discrimination évidente. Je tiens ici à préciser que bon nombre d’inspecteurs mettent un point d’honneur à ne pas « profiter » de cette mesure afin de garder un équilibre dans les échanges avec le contribuable notamment lorsqu’il s’agit de matières grises comme les prix de transfert.


9,9% ce n’est pas 10% et ça change tout !

Le tribunal de première instance de Gand, dans son jugement du 13 septembre 2022, a semble-t-il été intrigué par la règle du « cash for tax ».

Un contribuable (société) avait en effet oublié de déposer sa déclaration fiscale, il a reçu une première notification d’imposition d’office avec une base d’imposition forfaitaire (art. 182 AR/CIR) de 34.000 EUR et, évidemment, un accroissement de 10%. Il marque son désaccord sur cette notification et joint à sa réponse sa déclaration fiscale comprenant un bénéfice imposable de 214.000 EUR duquel il déduit un report de Déduction pour Revenus de Brevets et un report de Déduction pour Capital à Risque, ce qui compense totalement son bénéfice imposable de l’année.

L’administration lui envoie ensuite une seconde notification d’imposition d’office en reprenant la base imposable déclarée (tardivement) de 214.000 EUR, en appliquant un accroissement de 10% et en « neutralisant » dès lors la récupération des latences fiscales antérieures. Un bel exemple de l’effet de la mesure « cash for tax ». Le contribuable a marqué son désaccord avec cette notification en expliquant les raisons de son oubli (comptable à la retraite et malentendu). Mais l’administration a maintenu sa taxation.

Le juge, dans cette affaire, a été quelque peu créatif puisqu’il considère que l’administration n’a pas commis d’abus de droit en maintenant l’accroissement mais il constate néanmoins que le « cash for tax » constitue une mesure totalement disproportionnée par rapport à l’infraction commise ; il a ainsi réduit ledit accroissement à 9,9% le faisant passer sous la barre fatidique de 10% imposée pour le « cash for tax ». Le contribuable a dès lors été autorisé à déduire ses latences fiscales reportées de sa base imposable et n’aura finalement supporté aucun impôt cash pour cet exercice.

Il s’agit d’un sérieux revers pour l’administration qui, même si elle voit le principe même d’un accroissement maintenu, le voir réduit de telle manière qu’il empêche l’application de la base minimale d’imposition. Ce revers permettra peut-être et dans une certaine mesure de rétablir un certain équilibre dans les échanges avec l’administration fiscale.


Qu’en pense la Cour des Comptes ?

La Cour des comptes s’est penchée sur la politique de sanctions en matière d’impôts directs dans un rapport publié en 2018.

On y découvre qu’en matière d’impôt des sociétés, 69% des accroissements d’impôts ne sont pas perçus. Ce pourcentage se décompose comme suit : 100% des accroissements appliqués en cas d’accord ont été perçus mais ce pourcentage chute à 40% en cas de désaccord.

La Cour souligne : « Le constat que la politique de sanction est largement influencée par la conclusion d’un accord avec les contribuables a des conséquences importantes sur les garanties d’égalité de traitement entre contribuables. Il n’existe en effet pas de fondement légal ni de directives claires permettant de réduire les accroissements d’impôts et les amendes en cas d’accord conclu au sujet de l’imposition et de motivation à la dérogation aux taux fixés. Par conséquent, l’égalité de traitement des contribuables en matière de politique de sanction n’est pas garantie. »

Ce constat nous rappelle étrangement la consigne du commentaire administratif de l’art. 444 CIR qui enjoint aux agents de l’administration de concilier « d'une part une souplesse suffisante pour éviter de manquer à l'équité et d'autre part, l'exclusion de tout arbitraire et d'inégalité de traitement ».

Manifestement ces vœux pieux sont restés lettre morte.


En conclusion

On ne peut qu’espérer que le législateur généralise la non-application du minimum de 10% d’accroissement (en remplaçant par exemple le terme « peut » par « doit » dans le texte légal). Ceci clarifierait les règles et rétablirait un certain équilibre dans le rapport de force entre le fisc et le contribuable. Une telle adaptation correspondrait en fait à la pratique administrative la plus répandue en l’uniformisant. Une telle adaptation apporterait en outre un peu plus de prévisibilité à notre système fiscal qui en a tant besoin …

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