Dans un récent jugement retentissant du 23 septembre 2022, le tribunal administratif a rejeté la déduction d’intérêts notionnels sur un prêt sans intérêt (« Interest Free Loan », ci-après : « IFL »), au motif que le contrat de prêt devait en réalité être considéré, au niveau fiscal, comme un apport. Selon les magistrats, la « voie normale » de financement, eu égard aux termes de la convention et aux circonstances du cas d’espèce, aurait en effet été une augmentation de capital.
Cette décision est parfaitement représentative de la tendance de la jurisprudence luxembourgeoise récente à « privilégier le fond sur la forme » (principe du « substance over form ») ; l’approche économique (« Wirtschaftliche Betrachtungsweise ») joue en effet un rôle central en fiscalité luxembourgeoise, notamment en matière de qualification d’instruments financiers hybrides. C’est ce qui permet de bien comprendre pourquoi l’administration fiscale luxembourgeoise, suivie par les magistrats, ne s’est ici pas bornée pas à analyser la forme purement juridique de la convention, mais à examiner sa réalité économique et ses caractéristiques.
Dans l’espèce ayant donné lieu au jugement du tribunal administratif, une société luxembourgeoise avait reçu un prêt de sa société mère. Le prêt était destiné à l’acquisition de créances décotées et d’autres actifs financiers.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que le financement d’une société luxembourgeoise par dette présente, en règle générale, plusieurs avantages :
> il permet de rapatrier les bénéfices de la société emprunteuse sous forme de paiements d’intérêts, exonérés en principe de retenue à la source. En cas de financement par voie de fonds propres, les dividendes distribués sont, en principe, soumis à une retenue à la source de 15% ;
> les intérêts sont en principe déductibles des revenus imposables, contrairement aux dividendes ;
> l’endettement permet de réduire la base de calcul de l’impôt sur la fortune ;
> il offre une flexibilité accrue en cas de remboursement. Ainsi, il est bien plus aisé de rembourser un prêt que de procéder à une réduction du capital social, qui est soumise à une procédure spécifique prévue par le droit des sociétés.
Dans notre affaire, le prêt ne portait pas d’intérêt. La société luxembourgeoise avait malgré tout sollicité la déduction d’intérêts « notionnels ». Ceci peut surprendre le contribuable lambda: comment peut-on invoquer une quelconque déduction, alors même qu’aucun intérêt n’est dû en vertu de la convention de prêt ? La réponse se trouve dans l’article 56 de la loi luxembourgeoise concernant l’impôt sur le revenu (« LIR »), qui a trait au domaine (assez indigeste) des prix de transfert.
Cette disposition permet aux autorités fiscales de rectifier la base imposable d’une société luxembourgeoise lorsque les transactions intragroupe ne sont pas « au prix du marché » (« at arm’s length »). Ce réajustement peut se faire à la hausse (par exemple, lorsqu’une société luxembourgeoise octroie un avantage à une société du groupe), mais aussi à la baisse comme dans l’hypothèse qui nous occupe où une société luxembourgeoise reçoit un avantage d’une société liée (prêt sans intérêt octroyé à la société luxembourgeoise par sa société mère). C’est ce qui explique pourquoi la société luxembourgeoise avait revendiqué, dans sa déclaration fiscale à l’impôt sur le revenu des collectivités et l’impôt commercial communal, un « transfer pricing adjustment » (en l’occurrence, un ajustement fiscal -extra-comptable- à la baisse).
Encore faut-il bien entendu que le contrat de prêt ne dissimule pas un apport. Et, comme l’illustre de manière éclatante cette affaire, c’est parfois là où le bât blesse…
Selon les magistrats, le contrat de prêt déguisait en l’espèce une augmentation de capital. Pour reprendre leur formule : « la voie normale de financement, dictée par des considérations économiques ou juridiques sérieuses, aurait été l’augmentation de capital ». Ils se fondent à cet égard sur les circonstances de fait ainsi que sur les clauses du contrat de prêt.
Il est particulièrement piquant de relever que les juges ont procédé à la requalification du contrat de prêt, alors même que celui-ci prévoyait une obligation de remboursement (10 ans). A l’analyse, leur décision s’explique au regard de certaines clauses inhabituelles de la convention, en particulier :
> une clause dite de « limited recourse », suivant laquelle la société luxembourgeoise ne devait rembourser sa dette que dans la mesure où ses investissements et/ou les revenus de ses investissements étaient suffisants pour lui permettre d’honorer ses engagements ;
> l’absence d’intérêt et de toute protection du créancier en cas de défaut de remboursement ;
> la faculté du prêteur, associé unique, d’exiger la conversion du prêt en actions,
A l’appui de leur raisonnement, les juges se sont fondés sur les travaux préparatoires de la LIR qui indiquaient déjà -il y a plus de 50 ans ! - qu’un prêt pouvait être requalifié en apport caché en présence d’un faisceau d’indices, notamment la fixation du taux des intérêts et des modalités de remboursement, l’affectation des fonds prêtés aux immobilisations à longue durée, le défaut de garanties, la disproportion entre le capital social et les fonds prêtés, ainsi que les circonstances dans lesquelles le prêt est accordé.
Dans notre affaire, après avoir analysé minutieusement les termes du contrat de prêt, particulièrement favorables à la société luxembourgeoise emprunteuse (en particulier l’absence d’une véritable obligation de remboursement au regard de l’économie générale du contrat), le tribunal a requalifié le prêt en apport, entraînant la non-déductibilité des intérêts notionnels.
Cette décision sonne comme un rappel à l’ordre pour les contribuables et leurs conseillers (juridiques et fiscaux) : pour pouvoir revendiquer la déduction d’intérêts (notionnels), il faut veiller à « bétonner » la qualification de dette, en veillant notamment à rédiger soigneusement les clauses contractuelles.
On a vu qu’au Luxembourg, la société emprunteuse est en principe en droit de déduire des intérêts notionnels sur un prêt sans intérêt octroyé par une société liée (article 56 LIR). Le Luxembourg fait ainsi montre d’une certaine générosité, qui contraste avec la position belge.
La Belgique a, en effet, plutôt tendance à punir la société emprunteuse. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple d’une société belge B qui reçoit un prêt sans intérêt de 1.000.000 EUR de sa société mère (belge ou étrangère) A. La société emprunteuse B sera pénalisée sur le plan fiscal, en application d’une mesure anti-abus (article 206/3, § 1er du code belge des impôts sur les revenus, à lire conjointement avec l’article 207/2 du même code), qui permet au fisc belge de considérer l’« avantage anormal ou bénévole » reçu (soit un intérêt fictif calculé au taux du marché) comme une « base imposable minimale » à l’impôt des sociétés. Imaginons que le taux du marché soit de 5%. Dans ce cas, la société belge B sera imposée en tout état de cause à l’impôt des sociétés à hauteur de 50.000 EUR, peu importe que ces intérêts ne soient pas reflétés dans ses comptes annuels et/ou que sa situation comptable soit déficitaire.
Denis-Emmanuel PHILIPPE,
Avocat-associé (Bloom-Law) aux barreaux de Bruxelles, Liège et Luxembourg
Maître de conférences à l’Université de Liège