Réformer un système fiscal devenu beaucoup trop complexe en Belgique ne signifie pas éradiquer de manière brutale des dispositions à la fois utiles et de bon sens, au risque de décourager tout esprit d’entreprise et de fragiliser le secteur immobilier.
Cher Monsieur le Ministre,
Dans vos récentes déclarations, vous insistez sur le fait qu’en matière fiscale plus aucun tabou ne sera exclu. Et vous annoncez, dans la foulée une profonde réforme fiscale en 2022, comme d’ailleurs vous l’aviez rappelé auparavant à de nombreuses reprises. La grande affaire…
Cette réforme fiscale semble ne viser en réalité, si l’on se base sur ce qui est annoncé, qu’à supprimer de nombreux régimes fiscaux déjà en place, sans par ailleurs que de nouveaux incitants fiscaux soient proposés en vue d’assurer la relance économique de notre pays. Je pense ce projet de réforme fiscale, plutôt inquiétant, risque d’entrainer, s’il est voté, des dégâts irréversibles.
S’il peut être légitime de simplifier notre législation fiscale belge, voire de la réformer (sur ce plan je ne puis que vous suivre vu la complexité alarmante des lois fiscales), il convient que cette réforme soit le fruit d’une réflexion mûrement réfléchie, sans considération exclusivement budgétaires ou idéologiques, et en prenant en compte les effets dérivés et les conséquences que des taxations supplémentaires ou des suppressions de réductions d’impôts peuvent induire.
Les mesures envisagées vont surtout pénaliser les indépendants et les entrepreneurs de ce pays.
Puisque vous souhaitez lever l’ensemble des tabous fiscaux, permettez-moi, très modestement, par cette lettre ouverte que je vous adresse de dénoncer de la même manière quelques idées reçues.
Qu’il s’agisse de votre volonté de taxer les sociétés unipersonnelles à l’impôt des personnes physiques, de la suppression du régime du troisième pilier (voire de la transformation d’un capital de pension en une rente), de la taxation généralisée des plus-values sur actions, de la disparition de toutes formes de rémunérations alternatives ou d’avantages de toute nature, de la hausse de la TVA, force est de constater que de telles mesures vont principalement pénaliser les indépendants et les entrepreneurs de ce pays.
Il est un fait acquis que se lancer dans l’aventure périlleuse de créer une entreprise, sans certitude de réussite, ou de s’engager dans une profession libérale est un invraisemblable parcours du combattant, semé d’embuches.
En dépit des discours politiques flatteurs et des promesses électorales, se lancer comme jeune entrepreneur, artisan, commerçant, indépendant, est une démarche qui n’a jamais été soutenue par nos élus, à quelques exceptions près. Notre système belge est ainsi fait qu’une protection importante (et bien entendu légitime) est d’avantage accordée aux salariés et aux employés et une protection maximale est conférée aux fonctionnaires.
Qu’importe cette inégalité, car l’on sait que ce n’est jamais un choix de carrière ou une envie de pension dorée qui guide un indépendant, mais uniquement son ardente volonté de réaliser ses rêves ou sa passion, ou d’exprimer tout son savoir-faire. Mais sans le moindre coup de pouce fiscal pour aider ces téméraires qui prennent des risques, il est évident que de nombreux projets sont voués à l’échec.
Avec votre projet de réforme fiscale, le coup de grâce sera rendu, car toute volonté de créer, d’entreprendre, de réussir même (oserais-je dire) viendra se briser sur le mur des suppressions d’incitants fiscaux ou des taxations annoncées.
Si l’on prend l’exemple d’une taxation des plus-values sur actions – plus-values qui pour rappel sont le reflet de bénéfices déjà engrangés par une société et surtaxés – et que l’on choisit de les taxer comme vous le souhaitez, vous n’aurez presque plus de transmission d’entreprises, mais des liquidations à profusion. L’envie pour un investisseur de poursuivre une activité sera en outre érodée. Faut-il aussi rappeler que pour de nombreux chefs d’entreprises, c’est la vente de leurs actions qui leur assure une fin de vie décente. Et nous ne parlons pas ici des plus-values "à la Marc Coucke"?
Si je puis comprendre qu’une plus-value sur actions spéculative (achat et revente à bref délai, p. ex.) puisse dans certains cas faire l’objet d’une taxation, notamment au titre de revenus divers, il est inacceptable qu’un entrepreneur qui a créé son entreprise, l’a fait fructifier, a créé des emplois, payé des impôts en tous genres pendant des décennies (impôt des sociétés, précompte professionnel, TVA précompte mobilier et immobilier, cotisations sociales), et qui après de nombreuses années souhaite passer le flambeau à un autre investisseur se voit ainsi pénaliser brutalement par une nouvelle imposition. Question subsidiaire: accepteriez-vous en contrepartie et par cohérence la déductibilité des moins-values sur actions?
S’agissant de la suppression du régime des engagements individuels de pension (EIP), dont profitent essentiellement le dirigeant d’entreprises et certains cadres, nous atteignons ici un niveau supérieur. En effet, il ne faut pas perdre de vue que ces capitaux ont été alimentés au fil des années par des primes payées in tempore non suspecto par la société du dirigeant: la suppression de ce régime, la taxation extrême des capitaux ou la conversion des capitaux en rentes (taxées au taux progressif) prend à la gorge tous ceux qui de bonne foi, pendant des décennies, ont cotisé via leur société avec la perspective de disposer d’un capital faiblement taxé.
La taxation par transparence des sociétés unipersonnelles est aussi d’une profonde injustice fiscale et humaine. La société unipersonnelle permet à l’indépendant de conserver quelques liquidités pour investir ou tenir lorsque des jours plus sombres arrivent (on voit les effets dévastateurs que la crise sanitaire a causés sur les sociétés en manque de liquidités).
Il est d’autant plus étrange de taxer les sociétés unipersonnelles que celles-ci constituent bien souvent le point de départ d’un élargissement vers d’autres associés et permet la création d’emplois. Bref, avant d’être une société multi personnelle, la société doit passer le cap d’être une société unipersonnelle.
Dans votre croisade contre le régime fiscal des droits d’auteur, mais aussi les réductions d’impôts à l’IPP en tous genres, les rémunérations alternatives, les incitants fiscaux liés à l’innovation que vous voulez supprimer, le tout au nom d’une grande simplification fiscale et d’une éthique fiscale, je crains que votre analyse à court terme, visant à une augmentation immédiate des recettes fiscales, n’aboutisse à terme à provoquer de très nombreuses délocalisations et à des investissements hors du sol belge.
En supprimant radicalement l’ensemble des niches fiscales et en particulier celles qui touchent à l’innovation, vous aurez certes des rentrées fiscales immédiates, mais vous aurez surtout un phénomène de démotivation complet des entreprises qui iront s’installer sous des cieux plus cléments sur le plan fiscal que la Belgique. Les informaticiens notamment sont les plus mobiles.
Voici aussi venu à présent le temps pour vous de réformer la fiscalité immobilière: taxation des plus-values immobilières (on parle d’un taux de 25% quelle que soit la durée de détention de l’immeuble), taxation des loyers réels, et autres mesures en cours.
Il faudrait près de 40% de plus-value immobilière pour neutraliser l'impôt !
À nouveau, avez-vous pensé aux conséquences de telles mesures? Une telle taxation, couplée à l’obligation de payer des droits d’enregistrement déjà très élevés, rendra quasiment impossibles les mutations immobilières puisqu’il faudrait près de 40% de plus-value pour neutraliser l’impôt (IPP à la sortie + droits d’enregistrement à l’entrée). La déstabilisation profonde en serait une conséquence inéluctable, tant en ce qui concerne le marché des ventes, mais aussi celui de la rénovation, de la décoration d’intérieur ou de la construction.
La taxation des loyers sur une base réelle conduirait inéluctablement à un transfert du surcoût fiscal subi par le bailleur vers le locataire, et on sait en outre qu’une mesure de blocage des loyers ne pourrait aboutir en Belgique, car incontrôlable et juridiquement problématique.
Soyons pragmatiques et de bon compte: on doit maintenir la possibilité d’une taxation en cas de revente rapide de biens immobiliers (ce qui se produit déjà avec le régime fiscal des taxations de biens immobiliers à moins de cinq ans, limité au taux de 16,5%). En cas de reventes multiples en un court laps de temps, ce taux pourrait même être porté à 25%.
Quant à la taxation des loyers privés sur une base réelle et non plus basée sur le revenu cadastral, elle pourrait à mon avis s’envisager lorsque deux critères sont réunis: à savoir, un nombre très important de revenus locatifs (lorsque par exemple ces revenus locatifs résultent d’acquisitions immobilières multiples obtenues via de nombreux crédits) et lorsqu’on peut constater un investissement en temps et en énergie de la part du bailleur tel qu’il peut être qualifié sur le plan fiscal d’activité professionnelle. Certains agents du fisc tiennent d’ailleurs déjà ce raisonnement.
Mais au-delà de cette seule possibilité, taxer les loyers réels est à proscrire en raison des conséquences dommageables qu’une telle mesure peut susciter.
Il faut sans doute réformer notre système fiscal belge devenu d’une telle complexité que même les spécialistes du droit fiscal s’y perdent parfois. Mais réformer ne signifie pas éradiquer de manière brutale des dispositions fiscales à la fois utiles et de bon sens.
Cette réforme doit aller dans le sens d’une simplification des textes de loi, et un abaissement des charges fiscales et sociales qui pèsent sur le salaire. Détruire l’ensemble des incitants fiscaux, sans une profonde réflexion, n’est pas la bonne voie à suivre.
Dans cet exercice de simplification nécessaire, les professionnels de la fiscalité, experts-comptables, conseils fiscaux ou avocats fiscalistes peuvent vous apporter leur soutien nécessaire. Leur vocation première n’est pas, comme parfois distillée par des élus mal informés, d’aider les clients à se soustraire à l’impôt, mais au contraire de les assister à accomplir leurs obligations fiscales, de les inciter à payer l’impôt "juste", et les guider dans les méandres des lois fiscales devenues incompréhensibles.