Ainsi donc, la loi du 15 avril 2018 portant réforme du droit des entreprises supprime, avec effet au plus tard au 1er novembre 2018, les notions désuètes de commerçant et d’acte de commerce.
Cette réforme est l’aboutissement d’un mouvement historique, dont l’impact concret n’est pas négligeable. Elle est cependant encore susceptible de perfectionnement.
L’aboutissement d’un mouvement historique
Le Code de commerce de 1807, qui par la loi de 2018 disparaît en tant que tel pour ne plus subsister qu’en tant que « Code des privilèges maritimes déterminés et des dispositions diverses », consacrait curieusement une division sociale de l’ancien régime : entre les commerçants d’une part, et les professions civiles d’autre part.
Les commerçants étaient seuls soumis à un régime de preuve dite libre, en ce sens qu’il ne privilégiait pas l’écrit : il est vrai qu’à l’origine, les commerçants (les petits marchands du moyen âge) étaient largement illettrés, au contraire des professions libérales qui gravitaient autour du roi et des seigneurs féodaux. Les commerçants avaient aussi, sous l’ancien régime, leurs propres juridictions, qu’ils organisaient eux-mêmes, et qui seront incorporées dans les structures étatiques sous la dénomination de tribunaux de commerce. Les commerçants connaissaient aussi un régime de liquidation collective, la faillite, qui dérogeait au droit civil d’origine romaine, en ce sens que les créanciers (les autres commerçants pour l’essentiel) devaient subir les conséquences de l’insolvabilité du débiteur en toute solidarité (donc en proportion de la créance de chacun), sans favoriser une course au premier payé, comme prévu en droit romain et en droit civil. Et les commerçants pratiquaient aussi des règles de fond dérogatoires du droit commun, découlant de leurs usages, plutôt que du droit écrit. Ainsi, de la « solidarité » des codébiteurs commerciaux.
Au fil du temps toutefois, la summa divisio entre professions commerciales et civiles s’est affadie. Les professions libérales ont été amenées à s’inscrire à la Banque-Carrefour des Entreprises, et le registre du commerce a été relégué au rang de sous-répertoire de la Banque-Carrefour. Le concordat judiciaire (devenu ensuite la réorganisation judiciaire) a ouvert ses bras aux sociétés civiles. La comptabilité auquel les commerçants étaient assujettis en vertu du Code de commerce, a embrassé d’autres « entreprises » en 1975, et les ASBL en 2002.
Ces dernières années, le mouvement de (ré)unification s’est accéléré, notamment lorsque les professions libérales ont été soumises à diverses règles de protection du consommateur (livre XIV du Code de droit économique), à la juridiction du tribunal de commerce (sauf exception), ou même, depuis le 1er mai 2018, au régime de la faillite. Ces extensions de l’ancien droit commercial ont du reste été diligentées aussi en direction des ASBL.
La loi du 15 avril 2018 entend quant à elle achever ce mouvement historique. Elle étend le régime de la preuve libre à l’égard de l’ensemble des entreprises. Elle unifie les règles de protection du consommateur (le livre VI du Code de droit économique étant rendu applicable également aux professions libérales). Elle étend les obligations d’inscription à la Banque-Carrefour des Entreprises. Sous une réserve (ci-après), elle fait disparaître les définitions mêmes de commerçant et d’acte de commerce. Elle élargit encore les compétences du tribunal de commerce, qu’elle rebaptise tribunal de l’entreprise.
Une œuvre pas totalement achevée
L’harmonisation des règles juridiques applicables aux entreprises n’est cependant pas complète.
Tout d’abord, il existe dans le Code de droit économique plusieurs définitions de l’entreprise. Les deux principales sont dites l’une formelle, l’autre fonctionnelle. Dans le sens formel, l’entreprise recouvre toute personne physique qui exerce une activité professionnelle à titre indépendant, toute personne morale (sauf certaines personnes morales de droit public) et certaines autres organisations sans personnalité juridique. Dans le sens fonctionnel, l’entreprise se limite à toute personne poursuivant de manière durable un but économique – ce qui pourra, par exemple, ne pas être le cas de certaines ASBL.
Le maintien d’une définition fonctionnelle plus restrictive que la définition formelle s’explique par la volonté de ne pas précipiter trop loin l’application des dispositions du droit européen, notamment en matière de concurrence, de pratiques du marché, de protection du consommateur. Le législateur n’a pas voulu y soumettre, par exemple, les ASBL purement caritatives ou religieuses.
Ensuite, la réforme « ne porte pas atteinte aux dispositions légales, réglementaires ou déontologiques qui, en faisant référence aux notions de ‘commerçant’, ‘marchand’ ou à des notions dérivées, posent des limites aux activités autorisées de professions réglementées » (art. 254, al. 2, de la loi du 15 avril 2018).
Là, déception. Ainsi, s’impose-t-il vraiment encore d’interdire, sauf dérogation, à un professionnel du chiffre de prendre part à la gestion d’une société commerciale, alors qu’il lui est permis de plein droit de diriger une société civile ? Dans la mesure où les deux types de société (qui n’en formeront plus qu’une le 1er novembre après l’abrogation de la distinction entre sociétés civiles et commerciales) sont susceptibles désormais d’être toutes deux déclarées en faillite, on ne voit pas en quoi il serait plus, ou moins, infâmant qu’un professionnel du chiffre, réviseur d’entreprises ou autre, n’ait pas pu éviter la faillite de la société civile que de la société commerciale qu’il dirigerait.
Enfin, la réforme ne s’est pas prononcée quant au sort de certaines normes jadis applicables aux seuls commerçants, comme la présomption de solidarité de ceux-ci quand ils s’engagent à deux ou plusieurs (voyez le Rapport, Doc. Parl., Ch. Repr., n° 54-2028/004, p. 55). Doit-on conclure que ce principe, dégagé par la Cour de cassation à partir des usages, vise désormais toutes les entreprises ? Celles-ci étant définies fonctionnellement ou formellement ? Ou au contraire, que la nouvelle loi abroge cette dérogation au droit civil ?
Conclusion : une belle réforme… à incarner par les sujets de droit
Le ministre Koen Geens a eu le courage de moderniser des règles séculaires voire millénaires – malgré les résistances de tels ou tels milieux, et le conservatisme général qui règne dans la vieille Europe.
Comme relevé ci-avant, il reste cependant des zones d’ombre, et des marges de progression.
Mais le professeur Geens sait que réformer, cela n’est pas l’apanage exclusif du seul législateur.
La jurisprudence a son rôle à jouer. Par exemple, la Cour de cassation devra se prononcer sur le sort des anciens usages.
Le législateur pourra aussi affiner sa copie, notamment sur la définition de l’entreprise. A cet égard, on pourrait imaginer qu’il décide de généraliser la définition formelle (plus facile à mettre en œuvre), tout en prévoyant l’une ou l’autre exception supplémentaire inspirée de motifs fonctionnels (comme exclure certaines ASBL identifiées d’après leur activité ou leur taille).
Et puis surtout, il y a les destinataires des règles de droit. A eux d’en tirer le meilleur parti. En faisant par exemple vraiment vivre le tribunal de commerce rénové, « le tribunal de l’entreprise », en le faisant leur, en y faisant triompher, comme depuis des siècles, l’équité dans la sécurité juridique.
Quant aux professionnels du chiffre (non commissaires et non investis d’une mission légale impliquant une indépendance rigoureuse), ils pourraient, dans un premier temps, recourir largement aux dérogations pour se présenter davantage comme de véritables partenaires de la vie économique, n’ayant aucune peur à prendre leurs responsabilités. Avant, probablement, de demander au législateur d’abroger toute référence à des concepts d’acte de commerce ou de commerçant, aujourd’hui disparus… pour leurs propres clients !
Prof. Dr. Michel De Wolf
Doyen, Louvain School of Management (UCLouvain)
Président honoraire, Institut des réviseurs d’entreprises