• FR
  • NL
  • EN

Sociétés de management: symptômes d’un mal plus profond

Depuis quelques semaines, les sociétés de management sont redevenues le bouc émissaire idéal dans le débat budgétaire.

Vincent Van Peteghem parle de “problème majeur”, Franck Vandenbroucke va jusqu’à évoquer une “fraude fiscale légalisée”, et le gouvernement discute désormais d’un plafonnement des distributions de dividendes réalisées sous le bénéfice des VVPRbis et de la réserve de liquidation à 100.000 EUR par an.

Soyons clairs : il existe des abus et les sociétés de management ne sont pas toujours au-dessus de tout soupçon. Mais la solution proposée – limiter mécaniquement les dividendes à taux réduit, sans toucher au cœur du problème – est à la fois mal calibrée, idéologiquement biaisée et dangereuse pour notre compétitivité.

Je l'écris d’emblée : je ne comprends pas qu’un responsable politique comme Bart De Wever, qui défend une politique libérale en économie, puisse soutenir une mesure de cette nature sans réforme de l’impôt des personnes physiques ("IPP").

Cibler les sociétés de management sans revoir le reste du système, c’est s’attaquer au thermomètre plutôt qu’à la fièvre.


1. Pourquoi les indépendants passent-ils en société ?

Dans le débat public, on parle beaucoup de “niches fiscales”, beaucoup moins de la réalité quotidienne des indépendants.

Un indépendant (i) ne bénéficie pas du même niveau de protection sociale qu’un salarié, (ii) prend un risque entrepreneurial réel et (iii) doit financer lui-même sa retraite, ses assurances et ses investissements.

Dans ce contexte, si une société de management permet notamment d'optimiser sa charge fiscale, cela n'a rien de scandaleux : c’est une façon de compenser une protection sociale moindre et d’absorber des risques plus élevés. C'est d'autant plus justifié puisque la pression globale sur les revenus du travail reste beaucoup plus lourde en Belgique que dans la majorité des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques ("OCDE").

Ce que certains présentent comme un “privilège indu” est, dans la pratique, souvent une forme d’équilibre imparfait entre fiscalité, risque et sécurité sociale.


2. Où se situe vraiment l’anomalie : dans la société de management… ou dans l'impôt des personnes physiques ?

Le Conseil supérieur des Finances (“CSF”) souligne que le passage en société permet à certains indépendants de réduire leur charge globale d’impôt et de cotisations, parfois de manière significative par rapport à une taxation en personne physique. Beaucoup d'experts retiennent surtout cet écart pour conclure que le système serait “déséquilibré” au détriment du Trésor.

Mais cette lecture est unilatérale : elle postule comme “normal” un modèle où le revenu du travail en personne physique est taxé très lourdement, et considère toute alternative comme une anomalie à corriger.

Ce qui est anormal aujourd’hui, ce n’est pas que les indépendants cherchent notamment à réduire leur imposition via une société ; c’est que l'IPP reste construit sur un schéma de progressivité extrêmement rapide, hérité d’un autre siècle, dans un pays où la charge fiscale sur le travail fait déjà partie des plus élevées au monde.

Dans ce contexte, le passage en société n’est pas un “caprice d’optimisation”, mais souvent un mécanisme de survie économique pour des indépendants traités bien moins favorablement que les salariés.


3. Le fantasme d’un levier fiscal infini

Derrière la polémique autour des sociétés de management, il y a une conviction qui semble largement partagée au sein de nombreux gouvernements européens : la fiscalité serait un levier infini.

À chaque contrôle budgétaire, le réflexe est le même :

  1. on identifie une catégorie de contribuables dont l'imposition est “politiquement défendable” (jeux et paris, sociétés de management, droits d’auteur, etc.) et qui n'ont qu'un pouvoir votal limité;
  2. on y applique une hausse d’imposition ciblée (voire une couche de complexité additionnelle) ; et
  3. on espère quelques millions de recettes supplémentaires.

On oublie au passage deux réalités économiques élémentaires.

D'une part, l’élasticité des comportements : au-delà d’un certain seuil, augmenter les taux ou restreindre les régimes n’augmente plus les recettes de manière proportionnelle, voire peut les réduire, comme le rappelle toute la littérature empirique autour de la fameuse courbe de Laffer.

D'autre part, l’effet sur la compétitivité : notre système fiscal est déjà perçu comme complexe et instable. Chaque réforme au “coup par coup” renforce ce sentiment et pousse les entrepreneurs à s’interroger sur l’opportunité de développer leurs activités à l'étranger plutôt qu'en Belgique.

Il ne s’agit pas de défendre dogmatiquement la “baisse d’impôt à tout prix”. Il s’agit de constater qu’un État ne peut indéfiniment financer ses besoins par la seule hausse d'impôts.


4. Et si on parlait enfin de croissance plutôt que de chasse aux niches ?

L’histoire économique récente montre que certains pays européens ont réussi à se redresser en combinant trois ingrédients :

  1. Libéralisation ciblée et simplification des règles pour encourager l’investissement et l’entrepreneuriat ;
  2. Allègement de la fiscalité sur le travail ou sur les bénéfices réinvestis ;
  3. Stratégie claire de compétitivité, lisible sur plusieurs années.

L’exemple de l’Irlande, qui a durablement attiré les investissements étrangers via un cadre fiscal stable et prévisible, est bien connu.


Le Portugal a également misé, au lendemain de la crise de la dette, sur des réformes combinant maîtrise des dépenses, modernisation de l’administration et ajustements fiscaux en faveur de l’investissement et de l’emploi.

Ces modèles ne sont pas transposables tels quels à la Belgique. Mais ils illustrent une chose : on ne sort pas d’un piège de croissance faible par une succession de micro-mesures fiscales défensives. On en sort par une stratégie assumée de création de richesse.

Concrètement, cela suppose :

  • une simplification radicale de l’IPP, avec un adoucissement réel de la progressivité, à la manière de ce que certains voisins ont fait – en taxant plus fortement les revenus réellement élevés, mais en cessant de considérer qu’on est “riche” dès que l’on franchit un certain seuil modeste ;
  • une baisse nette de la fiscalité sur le travail, en particulier sur les revenus intermédiaires, afin de redonner du pouvoir d’achat et de l’attractivité au marché du travail belge ;
  • une politique d’investissement public intelligente (infrastructures, énergie, innovation) capable de soutenir la demande et de préparer l’offre – oui, cela implique de prendre des risques budgétaires, mais c’est l'un des meilleurs moyens de sortir d’une logique d’ajustements permanents à court terme ;
  • et, dans ce cadre, une réflexion sereine sur la place des sociétés de management, en distinguant clairement :
    • les cas d’abus manifeste qui doivent être sanctionnés,
    • de l’immense majorité des situations où la société de management est un outil d’organisation rationnel d’une activité professionnelle à risque.


5. Recentrer le débat : du procès d’intention à la responsabilité partagée

Accuser globalement les sociétés de management de “fraude fiscale légalisée” est non seulement excessif, c’est aussi politiquement contre-productif.

Plutôt que d’opposer indépendants et salariés, ou dirigeants en société et pouvoir public, il serait plus utile de reconnaître une responsabilité partagée :

  • Oui, l’État a le droit – et même le devoir – de lutter contre les montages artificiels qui détournent manifestement l’esprit de la loi ;
  • Oui, certains contribuables doivent accepter qu’un régime pensé pour encourager l’entrepreneuriat ne soit pas dévoyé pour transformer un emploi salarié unique et stable en flux de dividendes faiblement taxés ;
  • Mais oui aussi, les pouvoirs publics doivent admettre que leur propre politique fiscale, en particulier à l’IPP, a créé les incitations qui rendent les sociétés de management attractives – et qu’on ne peut corriger ces incitations uniquement par des restrictions supplémentaires, sans remise à plat de l’ensemble.

Tant que l’on se contentera de plafonner, limiter, surtaxer, sans réellement repenser la charge globale qui pèse sur le travail et le risque entrepreneurial, on ne fera que déplacer le problème – et alimenter un sentiment croissant d’injustice chez ceux qui créent de la valeur.


Conclusion : défendre les sociétés de management, c’est surtout défendre un débat honnête

Je ne défends pas un statu quo fiscal. Il y a des ajustements à faire, des abus à encadrer et des règles à clarifier.


Mais je refuse que l’on transforme les sociétés de management en coupables idéaux pour masquer l’incapacité à réformer en profondeur notre fiscalité.

Le jour où les indépendants seront objectivement traités comme les salariés en termes de protection sociale, où l’IPP sera devenu lisible, prévisible et raisonnablement progressif, alors oui, nous pourrons débattre sereinement de la place des sociétés de management dans notre système.

En attendant, limiter les VVPRbis et la réserve de liquidation à 100.000 EUR par an, sans réforme globale en contrepartie, c’est envoyer un message très clair à l’égard de ceux qui prennent des risques, créent de l’activité et de l’emploi : “Merci pour votre contribution. Mais surtout, n’en faites pas trop.”

C’est exactement l’inverse de ce dont la Belgique a besoin.

Mots clés

Articles recommandés