« Les hommes vivent de caresses et de mots » chantait l’extraordinaire Yves Simon. Ah bon, et surtout qu’est-ce que cela a à voir avec une chronique d’économiste, penserez-vous peut-être.
La réponse ne tient pas dans la première partie de la proposition, sur laquelle je ferai l’impasse, mais dans la seconde, où vivre de mots a entraîné une dérive du débat sur la taxation des plus-values. Et, en clin d’œil, commencer par une référence musicale veut modestement redire l’importance de la culture, et je pense aussi à la littérature, quand les médias, Le Vif et l’Echo récemment, sont financièrement contraints de réduire la place qu’ils lui accordent. Et en second clin d’œil, « les maux des mots » sont un modeste remerciement à Bruno Coppens, qui a longtemps égayé et enrichit les pages d’opinion.
Oui, nous vivons de mots, et quand les choses sont mal nommées, les mots deviennent des … maux. En témoignent ces fameuses « épaules plus larges » comme argument-massue dans le débat sur la taxation des plus-values. L’usage de ce « narratif » des épaules plus larges ou de sa variante, les épaules les plus larges, à mobiliser pour financer les dépenses de la collectivité, a deux effets pervers. D’abord, il a relégué dans l’ombre les bons arguments potentiels pour envisager une taxation des plus-values. Nous y reviendrons plus loin. Ensuite, il a ouvert la boîte de Pandore : comment mesure-t-on la largeur des épaules et à partir de quand sont-elles réputées larges, voire les plus larges ?
Avoir utilisé un tel justificatif pour taxer les plus-values a ouvert un boulevard à la critique dévoyée, notamment illustrée par le titre de l’interview de Sammy Mahdi, Président du CD&V, dans l’Echo du 7 juin : « Pour les socialistes, les épaules les plus larges, c’est aussi la classe moyenne ». On voit le problème : si la motivation de la taxation des plus-values est de faire payer davantage celles et ceux qui ont les épaules les plus larges, alors il faut en exonérer la classe moyenne. C’est tautologique : la population qui est dans la moyenne ne peut pas simultanément faire partie des mieux lotis. Et d’accompagner cette objection d’une proposition pratique : ne taxons les plus-values qu’au-delà d’un certain montant, et ce montant doit être non de EUR 10.000 comme envisagé mais de EUR 20.000.
Un tel raisonnement doit être critiqué. D’abord, on ignore quelle source d’information sur le patrimoine mobilier des Belges, sachant que celui-ci est particulièrement mal connu des autorités, a été utilisée pour déterminer que EUR 10.000 frapperait injustement la classe moyenne (« le citoyen lambda, déjà taxé à mort sur son travail » selon Mr Madhi) mais, qu’à EUR 20.000, cette dernière y échapperait. Ensuite, le caractère juste de ce seuil, quel qu’il soit d’ailleurs, souffre de son caractère annuel. Dégager 9.000 EUR de plus-values trois années de suite ne donnerait pas lieu à taxation mais dégager en une fois EUR 20.000 bien. Voilà qui est bien loin de la justice, non ? Incidemment, il est aussi paradoxal de parler de simplification administrative mais, lorsqu’il s’agit d’un nouveau dispositif, de venir avec une proposition aussi complexe, avec prise en compte non seulement d’un seuil annuel mais aussi d’une durée de détention (10 ans), d’un seuil de participation (de 20%) – où un barème progressif serait d’application –, et du support de la plus-value, où produits d’assurance et épargne-pension auraient droit à un traitement de faveur.
Et pourtant, il y a moyen de faire simple, juste et cohérent. Oublions cette notion d’épaules les plus larges et ouvrons un syllabus de finances publiques ? Qu’y trouve-t-on dans le chapitre sur les critères du « bon impôt », et en particulier en termes d’équité ? C’est tout simple, avec deux notions de base, l’équité horizontale et l’équité verticale. Equité horizontale, cela signifie « à même capacité contributive, même impôt », et équité verticale « à capacité contributive plus élevée, contribution plus élevée ». Et ces deux concepts s’appliquent directement ici. Taxer les plus-values est la conséquence logique de l’équité horizontale. Pourquoi est-ce que EUR 100 distribués à l’actionnaire sous la forme d’un dividende seraient taxés et que EUR 100 lui revenant par le truchement d’un rachat d’actions propres, et donc prenant la forme d’une plus-value, ne le seraient pas ? Pourquoi distinguer sicav de distribution et sicav de capitalisation ? Pourquoi inciter à renommer « salaires » en dividendes, plus-values et réserve de liquidation ? Et sachons voir que l’équité converge avec l’efficacité : qui dit taxation différenciée, dit distorsion. Or, la règle d’or de l’efficacité en matière d’impôt, est de minimiser les distorsions, qui interfèrent avec les préférences des individus (dans le jargon, on parle de minimiser la « perte sèche » de l’impôt). Pour sa part, l’équité verticale conduit à rejeter une approche binaire, celle du tout pour les épaules les plus larges et du rien pour les autres. Non, pour l’équité verticale, il y a un continuum dans la capacité contributive, et l’impôt se doit de suivre au mieux ce continuum.
Oui, le travail des salariés est trop mis à contribution en Belgique, et cela pour tous les travailleurs, à commencer par ceux qui sont au bas de l’échelle salariale puisqu’un euro en plus quand on gagne EUR 30.000 par an est taxé à plus de 40%, et cela en plus des cotisations sociales. La finalité de la taxation des plus-values, dont il convient de rappeler qu’elle existe dans un pays comme les Etats-Unis et donc qu’elle est sans effet négatif démontré sur l’entrepreneuriat, n’est pas d’être un totem politique, une nouvelle usine à gaz ou un moyen d’augmenter le total des recettes publiques mais de participer à une fiscalité à la fois plus juste, plus en phase avec celle de nos partenaires et plus efficace.