Je ne peux pas me départir d’un sentiment profond, qui me ramène, sans calque, à la lente descente de nos pays dans les années trente. L’histoire ne bégaye pas, mais elle apprend que ce qui importe, ce sont les juxtapositions et corrélations d’événements. Et bien sûr, il ne faut pas confondre un problème avec ses symptômes, illustrant le sophisme « post hoc ergo propter hoc », qui consiste à confondre un antécédent avec une cause.
Mais ce qui est terrifiant, c’est de penser que quelques personnes, dans un exercice solitaire du pouvoir, peuvent faire basculer l’histoire, conduisant les peuples dans un état d’impuissance et d’oppression. Et, singulièrement, je commence à imaginer l’angoisse sans nom qui a dû étreindre nos aïeux lorsqu’ils ont compris l’inéluctable. Et faut-il s’étonner de ceux qui applaudirent Chamberlain et Daladier après Munich ? Je ne crois pas.
Écœurée et saturée de réseaux sociaux, la population européenne penche à droite, et même vers l’extrême droite. Ce mouvement n’est pas une inflexion : c’est un virage. Ce n’est pas un trou d’air, c’est un décrochage. La France, l’Allemagne, et tant d’autres pays, dont ceux du Visegrád, flirtent avec l’autoritarisme.
Ce raidissement d’une population polarisée par des responsables politiques clivants se produit au moment où l’Europe observe une guerre sur son flanc est. Tout devrait être sagesse et cohésion, d’autant plus que les États-Unis risquent de tomber dans une ploutocratie autoritaire, teintée de proto-fascisme, si Donald Trump est réélu. Cet homme a tenté un coup d’État : il en fera un autre, légal cette fois-ci.
Et que penser de l’antisémitisme ? Et que penser de la décision d’Emmanuel Macron, dont l’aboutissement sera, au mieux, une France ingouvernable dans un contexte de délitement démocratique ? Quelles seront les conséquences pour la patrie des Lumières, mais aussi pour les autres pays européens ? Serait-il possible que cette décision entraîne des fissures dans l’unité européenne, déjà malmenée par la lente déliquescence du couple franco-allemand ?
Si nous changeons d’approche capitalistique, nous changeons aussi de vision du monde et de la vie, comme Karl Marx l’avait très bien expliqué il y a plus d’un siècle. Il parlait de changement de Weltanschauung, ce qui signifie littéralement « changement de la manière dont on regarde le monde ».
Alors, bien sûr, on peut tout banaliser, se laisser anesthésier, chloroformer. Se dire que vox populi, vox dei. Se dire que l’histoire est longue. Que la mobilisation idéologique est vaine parce qu’elle se dilue dans le temps. Que les passions sont passagères. Et donc inutiles.
Mais pourtant, où sera l’issue individuelle et collective dans un renversement dont nous pressentons tous l’imminence ? Dans cette tentative de rallumer la lumière de l’avenir et d’éteindre les incendies à venir, où seront les sentinelles de l’Histoire ? Quelle sera la violence du prochain choc que certains lanceurs d’alerte ou vigies, précocement au pied du mur, entreverront ? Seront-ils entendus dans la cohue générale ? Sommes-nous encore capables de les comprendre ?
Bernard-Henri Lévy (1948 -) écrivait que « la plus grande ruse de l’Histoire était de jouer la comédie de son propre épuisement » tandis que Karl Marx rappelait que « l’Histoire a plus d’imagination que les hommes ».
L’odeur et l’humeur du monde ont changé.