Administrateurs de sociétés et TVA en Belgique : les enseignements de l’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 21 décembre 2023 [1]

Article rédigé par Emeric t’Serstevens et Baudouin Paquot

La problématique de l’assujettissement à la TVA des administrateurs fait l’objet de nombreux débats et de traitements différenciés au sein des administrations fiscales des États membres.

L’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 21 décembre 2023 apporte de nouvelles précisions quant à l’assujettissement des membres de conseils d’administration de sociétés.

Le présent article rappelle la position adoptée par la Belgique et envisage les conséquences susceptibles de découler de cette nouvelle décision européenne.

1. Le statut TVA des administrateurs en Belgique

La position actuelle de l’administration belge[2] quant à l’assujettissement des administrateurs, gérants ou liquidateurs de sociétés peut être résumée de la manière suivante :

- Les administrateurs personnes physiques ne sont pas des assujettis à la TVA;

- Les administrateurs personnes morales sont considérés comme des assujettis à la TVA, et cela indépendamment du type de rémunérations qu’ils perçoivent en cette qualité (jetons de présence, émoluments, tantièmes)[3]. Notons d’emblée que cet assujettissement de principe semble trouver sa source dans une position commune exprimée lors d’une réunion du Comité TVA européen[4].

2. L’arrêt de la CJUE

Monsieur TP est membre des conseils d’administration de six sociétés anonymes de droit luxembourgeois. En tant que membre de ces conseils d’administration, il participe aux décisions concernant les comptes, la politique des risques et la stratégie à suivre par le groupe concerné, ainsi qu’à l’élaboration des propositions soumises aux assemblées d’actionnaires. Ces mandats ont une durée de six ans et sont révocables ad nutum.

Du fait de ces activités, Monsieur TP a perçu :

  • Une somme forfaitaire ;
  • Des tantièmes alloués par les assemblées générales des actionnaires en fonction du bénéfice réalisé par les sociétés anonymes concernées.

Le Grand-Duché de Luxembourg considère depuis 2017 que les administrateurs de sociétés (personnes physiques ou personnes morales) sont des assujettis à la TVA, sauf dans certains cas spécifiquement exclus.

L’administration luxembourgeoise avait en conséquence envoyé un bulletin de taxation d’office aux fins de la TVA à Monsieur TP en raison de ses activités d’administrateur.

Monsieur TP, estimant que les conditions nécessaires à la qualification d’assujetti à la TVA ne sont pas rencontrées, s’est opposé à cette taxation.

C’est dans ces circonstances que la CJUE fut, à nouveau, amenée à préciser sa position quant à la question de l’assujettissement à la TVA des administrateurs.

Pour établir dans quelle mesure Monsieur TP constitue un assujetti à la TVA, la CJUE se base sur l’article 9 de la Directive 2006/112/CE (ci-après, la « Directive ») qui prévoit qu’est considéré assujetti quiconque exerce :

  • Une activité économique (i) ;
  • De façon indépendante (ii) ;

(i) L’exercice d’une activité économique

La CJUE rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle une « activité économique » implique, d’une part, une prestation de service effectuée « à titre onéreux » (a) et, d’autre part, que cette activité ainsi que la rémunération y relative revêtent un caractère permanent (b).

(a) Le caractère onéreux de la prestation suppose l’existence d’un « lien direct » entre cette prestation et une contrepartie réellement reçue par l’assujetti. La CJUE rappelle par ailleurs que ce lien direct « est rompu lorsque la rétribution est accordée de manière purement gracieuse et aléatoire de sorte que son montant est pratiquement impossible à déterminer ou lorsque son montant est difficilement quantifiable ou incertain au regard des circonstances entourant sa détermination ».

Selon la CJUE, l’existence d’un lien direct est établie dans l’hypothèse d’une rémunération prenant la forme d’une somme forfaitaire déterminée à l’avance.

Quant à la question des tantièmes, la CJUE estime, en revanche, qu’il revient à la juridiction de renvoi de vérifier si, dans le cas où la société ne réalise pas de bénéfice ou réalise un bénéfice d’un faible montant, l’octroi d’un tantième à Monsieur TP peut encore être considéré comme étant la contrepartie qui est en adéquation avec le service fourni par Monsieur TP. Cela étant, la Cour rappelle que le fait qu’une opération économique soit effectuée à un prix supérieur ou inférieur au prix de revient, et, partant, à un prix supérieur ou inférieur au prix normal du marché, est sans pertinence s’agissant de la qualification de cette opération d’ « opération à titre onéreux ». En effet, une telle circonstance n’est pas de nature à affecter le lien direct entre les prestations de service effectuées ou à effectuer et la contrepartie reçue ou à recevoir dont le montant est déterminé à l’avance et selon des critères bien établis. Par ailleurs, la Cour estime que le lien direct entre la prestation et la contrepartie est rompu lorsque la rétribution est accordée de manière purement gracieuse et aléatoire de sorte que son montant est pratiquement impossible à déterminer.

(b) L’activité doit présenter un caractère permanent et être effectuée contre une rémunération, ce qui implique que la rémunération elle-même doit revêtir un caractère de permanence.

La CJUE estime que la nomination d’une personne physique pour un mandat de six ans confère à ce mandat un caractère permanent, indépendamment de sa révocabilité ad nutum.

Par ailleurs, ce mandat de six ans peut également conférer à la rémunération allouée sous forme de tantièmes un caractère de permanence, à condition toutefois que, dans l’hypothèse où les tantièmes seraient alloués en fonction des bénéfices réalisés par la société concernée, des tantièmes puissent également être alloués aux membres du conseil d’administration lors des exercices sociaux au cours desquels la société n’a pas réalisé de bénéfices.

(ii) De façon indépendante :

Conformément à sa jurisprudence constante, l’appréciation du caractère indépendant d’une activité requiert de contrôler si la personne concernée exerce l’activité en son nom, pour son propre compte et sous sa propre responsabilité ainsi que si elle supporte le risque économique lié à l’exercice de ces activités.

En l’occurrence, la Cour indique que, s’il apparait qu’un administrateur n’agit pas sous sa propre responsabilité au regard des règles luxembourgeoises, il y a lieu de conclure que l’administrateur agit davantage pour le compte du conseil d’administration qui est un organe de la société. Or, en application de la théorie de l’organe, applicable en droit luxembourgeois, les actes du conseil d’administration engagent directement la société et non les membres du conseil d’administration. C’est en effet la société qui devra faire face aux conséquences négatives des décisions adoptées par l’administrateur et qui, ainsi, supportera le risque économique découlant de l’activité des membres du conseil.


3. Impact de la décision européenne sur la position belge

Cet arrêt est-il de nature à influencer le traitement TVA des rémunérations, quelle qu'en soit la forme, allouées aux administrateurs, personnes physiques ou morales, tel qu’il ressort des décisions adoptées par l’administration belge? Il convient à nos yeux d’envisager la question, d’une part, de l’assujettissement des administrateurs au regard de la notion d’indépendance décrite par la CJUE (A) et, d’autre part, du traitement des tantièmes attribués à un administrateur personne morale (B).

A. Un administrateur de société agit-il de manière indépendante ?

Dans l’arrêt commenté, la CJUE considère que le critère de l’indépendance – nécessaire à l’assujettissement à la TVA - fait défaut en ce qui concerne un administrateur personne physique. Eu égard à la législation luxembourgeoise, la Cour estime en effet que l’administrateur en question n’agit pas pour son compte et sous sa propre responsabilité et qu’il ne supporte aucun risque économique lié à son activité. La Cour rappelle tout d’abord que l’absence de lien de subordination au sens du droit du travail est un indice d’indépendance, mais que celui-ci ne suffit pas. Elle estime qu’un administrateur ne supporte pas les risques de son activité et se fonde essentiellement pour cela sur la théorie de l’organe. Or, la théorie de l’organe est également applicable dans les sociétés de droit belge dotées de la personnalité juridique et est consacrée par l’article 2 : 49 CSA selon lequel « Les personnes morales agissent par leurs organes dont les pouvoirs sont déterminés par le présent code, l'objet et les statuts. Les membres de ces organes ne contractent aucune responsabilité personnelle relative aux engagements de la personne morale ».

Cette disposition s’applique à tout administrateur, qu’il exerce le mandat en tant que personne physique ou morale. Il est donc difficile de concevoir en quoi le raisonnement de la Cour ne serait pas applicable à un administrateur personne morale.

L’avenir nous dira quels enseignements l’administration belge tirera de cet arrêt en ce qui concerne l’assujettissement des administrateurs personnes morales.

À notre sens, la position actuelle mériterait une révision sur la base de cet arrêt.

Néanmoins, il convient de garder à l’esprit que l’assujettissement de principe des administrateurs personnes morales trouve sa source dans une position commune exprimée par les États membres[5] lors d’une réunion du Comité TVA. Bien que cette instance ne bénéficie en soi d’aucun pouvoir législatif, il confère à tout le moins une légitimité plus importante à la position adoptée par la Belgique.

B. Tantièmes attribués à des administrateurs personnes morales

Pour rappel, la position de l’État belge consiste à soumettre à la TVA toutes les formes de rémunérations octroyées à un administrateur personne morale, y compris les tantièmes. Selon l’administration, « constater que les tantièmes d’une société sont attribués à la discrétion de l’assemblée générale […] ne change rien au fait qu’il existe un lien direct entre les prestations effectuées par cet administrateur et la rémunération qu’il perçoit ».

Cette appréhension générique semble toutefois devoir être tempérée par les récents enseignements de la CJUE qui, sur la base de sa jurisprudence constante, considère que des tantièmes sont soumis à la TVA, uniquement lorsque :

Dans l’hypothèse où la société ne réalise pas de (ou un faible) bénéfice au cours d’un exercice, l’assemblée générale peut, sur la base d’autres facteurs, décider d’accorder des tantièmes considérés comme étant objectivement en adéquation avec le service rendu par un administrateur.

En substance, la Cour estime donc que les tantièmes ne peuvent être de facto soumis à la TVA mais qu’il convient de se livrer à une analyse factuelle de la politique de rémunération des dirigeants. Si cette analyse révèle que les tantièmes ne peuvent être attribués, de manière discrétionnaire, qu’en présence d’un bénéfice réalisé, ceux-ci ne peuvent pas être soumis à la TVA.

Compte tenu de ces éléments, la position administrative de la Belgique semble ne pas être conforme au droit de l’Union européenne en ce qu’elle soumet d’office l’octroi de tantièmes à la TVA.

Dans la pratique, il conviendra de s’interroger sur les circonstances concrètes pouvant entraîner la soumission des tantièmes à la TVA en Belgique.


4. Conclusion

La Cour de Justice confirme la position de non-assujettissement retenue par l’administration belge pour ce qui concerne les administrateurs personnes physiques.

Pour les administrateurs personnes morales, à n’en pas douter, l’arrêt annoté fera couler beaucoup d’encre et la position actuelle de l’administration fera sans doute l’objet de contestations tant sur l’existence d’une activité économique pour les administrateurs exclusivement rémunérés en tantièmes que sur le caractère indépendant de cette activité économique : l’assujettissement des administrateurs personnes morales n’est en effet pas neutre (i) dans le chef des sociétés administrées qui sont des non-assujettis ou des assujettis non-exemptés sans droit à déduction, ni (ii) dans le chef des administrateurs personnes morales qui pourront, en cas d’assujettissement, porter en déduction la TVA prise en compte par leurs fournisseurs ou prestataires de services.


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[1] CJUE, 21 décembre 2023, TP c. Administration de l’enregistrement, des domaines et de la TVA, C-288/22

[2]Décisions TVA n° 125.180 du 21 décembre 2014 et n° E.T.127.850 dd. 30.03.2016

[3] Décisions TVA n° E.T.127.850 dd. 30.03.2016

[4]Rapport de la réunion du Comité TVA européen n°53 des 4 et 5 novembre 1997 (non publié). Voy. « Lignes directrices découlant des réunions du Comité de la TVA jusqu’au 1er février 2024 », p.85.

[5] Rapport de la réunion du Comité TVA européen n°53 des 4 et 5 novembre 1997.


La Tetracademy est la revue trimestrielle juridique du cabinet d’affaires bruxellois Tetra Law. Cet article en est extrait. Pour plus d’informations ou pour recevoir chaque nouvelle publication, n’hésitez pas à suivre la Tetracademy en envoyant un email à tetracom@tetralaw.com ».

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